Ce petit tour d’horizon accompli, je m’approche du bureau chromé de l’antiquaire. Elle trace des colonnes de chiffres, en tétant sa bouffarde. Ne daigne point lever les yeux sur moi, bien qu’elle sente ma présence immobile devant elle et que sa rétine dusse capter une bonne partie de mon pantalon (le cher valeureux réceptacle).
Au bout de son addition, elle demande, sans lever les yeux, à travers le nuage de son Early Morning (car elle en fume bien que nous soyons en fin d’après-midi) :
— Quelque chose vous intéresse ?
— Oui, madame, réponds-je.
— Quoi donc ?
— Vos voyages.
Pour lors, la digne personne consent à me présenter son visage et ça n’est pas ce qu’il y a de moins intéressant dans son magasin. Rude trogne, avec des poches sous les vasistas, gonflées comme celles des combinaisons de mécanos ; un regard presque blanc tant il est bleu ; un soupçon de barbe au menton ; une réalité de moustache sous le pif ; dix dents métalliques sur le devant de son piège à steak et, enveloppant le tout, un de ces airs vachards qui flanquerait la diarrhée verte à un ours blanc.
Elle me prend en charge de son regard pénétrant, me jauge, contrôle, leste, soupèse, mesure, catalogue et articule, comme si elle proférait une insanité :
— Vous êtes français ?
— Cela se voit ?
— Surtout, cela s’entend. Que racontez-vous, à propos de mes voyages ?
— Moi ? Rien. Mais vous, vous aurez peut-être des choses à m’apprendre. Navré de vous importuner, mistress Goodyeard, si je vous dérange, je peux repasser à un autre moment ?
Elle continue de me défrimer en pompant sa pipe de navigateur solitaire et glacé. Les uniques pipes de sa vie auront été celles-ci. Ou alors des pipes bavaroises, en porcelaine, que le motif représente souvent un uhlan en train de faire du gringue à une gretchen.
— Ne parlez pas par énigmes, monsieur le Français, me dit-elle d’une voix qui commence à avoir les couilles fêlées sur les bords ; je dis toujours aux autres ce que j’ai à leur dire et j’aime qu’ils agissent de même avec moi.
— Voilà un bon langage, mistress Goodyeard, approuvé-je.
Je lui sors ma carte de roussin.
— Je ne sais si vous lisez le français, mais le mot police est international, n’est-ce pas ?
Elle regarde cette honorable pièce d’identité et acquiesce (mutuelle).
— Très bien, allez-y !
J’y vais. La vérité est toujours simple à dire et on ne perd pas de temps à la dire. Bon, alors la disparition de Victor Héatravaire. Moi, discrètement chargé de l’enquête qui, ici n’a rien donné. Mon idée de vérifier les listes des passagers et ce qui en a résulté, c’est-à-dire elle.
Elle m’écoute en curant sa pipe vide, puis en la tapotant dans un cendrier. Quel âge a-t-elle, cette créature hybride (abattue) ?
Soixante-cinq pions ? Moins ? On la devine puissante, capable de manier la cognée sans jeter le manche après.
Lorsque j’ai achevé, elle se marre. Avec ses chailles d’acier, tu croirais le géant de James Bond, celui qui coupe les câbles de téléphérique avec ses ratiches.
— Grand Dieu, mon cher inspecteur, vous perdez votre temps avec moi. Il se peut que j’aie voyagé à deux reprises avec votre homme, mais je ne l’ai pas remarqué. Vous me dites qu’il était en first, moi je me contente des tourist. D’autre part, entre le vol Paris-Tokyo et le vol Hong Kong-Bangkok, je suis revenue ici. D’ailleurs, je n’ai pas été jusqu’à Tokyo, la chose est aisément vérifiable. Je suis descendue à Bangkok pendant que lui continuait son voyage. La semaine suivante, j’ai dû faire un aller-retour à Hong Kong pour mes affaires, et au retour, je serais donc rentrée par le même vol que lui, mais par pur hasard. Le hasard, inspecteur, n’est pas toujours le Dieu des policiers, comme on l’affirmait dans mon jeune âge, je vois qu’il leur joue également des tours.
Ses prunelles blanches contiennent de l’ironie, ça, tu peux me faire confiance. Presque de la moquerie délibérée. Et moi, que veux-tu que je riposte à ses déclarations ? Il est d’ailleurs probable qu’elle dit vrai, cette dame. En tout cas, j’suis bien obligé de faire comme si.
Je la prie de m’excuser encore et la laisse à ses merveilles du passé.
Ça patine, mon gars.
Oh ! làlà làlà ce que ça patine ! Je fais du home-traîner, quoi ! Je pédale sans avancer, kif le gentil écureuil dans sa cage à enseigne de la Caisse d’Epargne et de Prévoyance.
Heureusement que ma ravissante secrétaire chinoise m’attend déjà sur les canapés de l’Oriental. Un orchestre de chanvre indien joue du discret au fond du hall, près de la porte permettant de communiquer avec l’ancien bâtiment de style colonial où habita Somerset Maugham. On perçoit à peine la musique dans la rumeur ouatée de l’hôtel.
Ma nana est là, et je lui sais un plein pot de gré, comme dit Bérurier, de ne s’être point changée. Rien de plus décourageant, lorsque tu as un coup de béguin pour quelqu’un, que de le voir se pointer au rancard, saboulé dimanche, donc, ne ressemblant plus très bien à ce qui t’a séduit chez lui. Je sais des moniteurs de ski qui ont fait démouiller des dames, le soir à la chandelle, parce qu’ils se présentaient en civil. Moi, cette greluse, elle m’a botté aussi à cause de son tailleur noir et de son chemisier rouge (et pommier blanc). Et elle a conservé cet accoutrement, la sublime créature. D’instinct, ou alors qu’elle aura pas eu le temps de se changer ? N’importe : l’essentiel est qu’elle soit comme je la rêve.
Je prends place à son côté sur le canapé. Les touristes vont et viennent autour de nous, ça jacte dans une chiée de dialectes. La zizique module doucereusement. Moment de détente bienfaisant : le havre du val de grâce de Monaco, enfin ! Le guerrier surmené se relaxe. Laisse-toi aller à la félicité de l’instant, mon Tantonio joli. Tu es un vaillant, un pur. Tu ne veux rien pour toi dans le fond, que le bonheur de ta vieille maman et aussi de pouvoir tremper ton biscuit quotidiennement (au moins). Nulle cupidité t’habite (grosse commak). La vie, tu la sais, et par conséquent la dédaignes dans ses superflances. N’en conserves que l’essence. La flamme vive bien dansante. Le feu monte, que dit La Bruyère, tandis que la pierre tombe (et même tombale). Mange ton pain, dors, aime, baise et travaille. Et regarde le ciel au fond des nues ! La liberté est dans ta tête.
Elle a un merveilleux sourire énigmatique, cette belle Chinoise. Enigmatique, c’est nous qu’on croit, mais il leur est naturel, les Jaunes.
— Me suis-je seulement présenté ? fais-je.
Et je lui offre mon nom enrobé d’un souffle plein de désir, comme disent les vrais écrivains qui ne chient pas la honte.
Elle murmure, en réponse, sa raison sociale :
— Tieng Prang Mônpo.
Ce qui est un nom de bon conseil, moi je trouve, non ?
Comme il n’est pas l’heure de se rendre au restaurant, je lui dis qu’il me serait agréable de faire une balade en barlu sur les klongs.
Elle accepte. Merci.
On se rend à l’embarcadère à deux pas de l’Oriental. Nous frétons l’une des longues barques en forme de cosse de haricot, munies d’un moteur à l’arbre d’hélice interminable, tu te souviens, je t’en ai causé.
Un Thaïlandais en short effrangé le pilote.
— Connaissez-vous la maison de Chakri Spân ? demandé-je à ma compagne.
Son sourire cesse d’être énigmatique pour devenir soucieux, et rien n’est plus déconcertant qu’un sourire soucieux : nous autres, stupides Occidentaux, serions incapables d’en faire un convenable, étant animés de sentiments trop tranchés qui ne s’interfèrent pas. Je te demanderais de m’essayer un sourire soucieux, ça te paraîtrait plus difficile que de faire de la corde à sauter dans une cabine téléphonique ; et pourtant, ma tendre amie Tieng réussit spontanément l’exploit.