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— Pourquoi cette question ? me demande-t-elle.

Je biaise en levrette :

— Vous connaissez cet homme ?

— Pas personnellement, mais c’est un personnage du Tout-Bangkok.

— J’aimerais lui rendre visite.

Là, son flegme asiatique a une soupape qui donne mal.

— Vous ? A lui ?

— La chose vous paraît impossible ?

— Surprenante.

— Et pourquoi ?

Ma tranquillité la ramène à son impavide naturel.

— Parce que c’est quelqu’un qui me semble très éloigné de vos occupations…

— Eh bien, j’aimerais qu’il me dise cela lui-même, conclus-je. Vous voulez bien demander à notre navigateur de nous piloter jusqu’à sa propriété : je suppose qu’il la connaît ?

La ravissante Tieng reprend son sourire.

— Il est peu probable que mister Chakri Spân vous reçoive sans que vous ayez pris rendez-vous.

— Nous verrons bien.

Elle donne des instructions au batelier (de l’avocat), Cézigue, no problo : il décarre à la requête.

Etonnante, cette vie aquatique qu’on découvre depuis le fleuve. Ses rives sont bordées de masures plus ou moins lacustres, en une espèce de bidonville amphibie, interminable. Ces miséreuses habitations sont ravaudées, noires, fumantes, elles ploient sous des amoncellements de caisses, de filets, de cages grillagées où végètent des poulets étiques. Des vieillardes fument la pipe (tout comme Mrs. Goodyeard) sur le pas des ouvertures (il n’est pas question de portes). Des gamins nus s’ébattent en criant dans l’eau fangeuse du Menam Chao Phaya. Vachement immunisés, les petits gars ! La fièvre jaune, la typhoïde, la malaria, la peste bubonique ? Tiens, smoke ! Ils se marrent, les gosses de Bangkok. Et l’eau d’un vilain marron cacateux part en jaillissements argentés ! La merde se change en écume de nacre. Purifiée, dirait-on, par le fourmillement de ces corps d’enfants heureux de leur misère. Enfants de soleil qui offrent le soleil aux choses.

Nous sommes assis côte à côte dans la barque. Juste de la place pour deux, tant l’embarcation est étroite… Et la hanche de miss Tieng contre la mienne me crée un sentiment de bien-être. Je me risque à lui prendre la dextre. Sa main est froide. Elle la retire, doucement, sans brusquerie désobligeante.

Ah ! oui, c’est vrai : elle m’avait prévenu qu’elle est issue d’une chambre froide et d’un congélateur.

* * *

C’est là-bas, dans la courbe du klong, m’avertit ma voisine de gondole.

Une odeur pestilentielle monte de l’eau bourbeuse. Les masures de tôle rouillée et de bois pourri s’interrompent pour laisser s’épanouir une vaste pelouse bien soignée, plantée de saules (meunières). Un ponton de ciment compose une sorte de minuscule port où somnolent différentes embarcations de luxe. Sur la terre ferme, un hangar à bateaux dispense une ombre dans laquelle deux hommes paraissent somnoler : les matafs du sieur Chakri Spân, je gage. Ils portent des shorts blancs et des casaques bleues avec un écusson rouge sur la poitrine.

Voyant notre intention d’accoster à leur ponton, les deux gars se précipitent en vociférant et en nous adressant de grands gestes refouleurs.

— Dites-leur que je viens rendre visite à leur patron, demandé-je à miss Tieng.

Elle traduit. Et en thaïlandais, s’il te plaît ! Faut pouvoir.

Moi, debout dans la cosse de haricot, je leur tirlipote un salut romain qui ferait mouiller tout le parti néofaciste italoche.

Ça les indécise un peu.

Mais le plus teigneux s’avance sur le ponton en continuant de jacasser comme toute la forêt équatoriale.

— Je ne pense pas qu’ils nous laisseront aborder, prévient ma petite camarade de barque.

— Demandez-leur d’informer Mr. Chakri Spân de ma venue. Qu’ils lui disent que je viens à propos de Johannès Brandt de l’Oriental et que cela urge.

Docile, ma potesse optempère.

Alors les deux mecs se concertent.

Miss Tieng guette (je l’ai fait exprès) en tendant l’oreille.

— Cela s’arrange ? j’impatiente.

Elle murmure :

— Ils vont prévenir.

Effectivement, le plus mignard s’éclipse en courant. J’ignore les émoluments que leur verse le marchand de cercueils, n’ayant jamais eu le prix des deux magots, mais leur conscience professionnelle est à toute épreuve et mérite récompense. Tu parles de chiens de garde ! Tu veux parier qu’ils veillent ici, la nuit, l’arme au pied, l’alarme à l’œil ?

Le batelier laisse tournicoter son moulin au point neutre. La barcasse dodeline sur l’eau figée qu’aucun courant n’anime. Un vilain rat crevé, gonflé et en pleine putréfaction, stagne contre l’un des pilotis. Le fracas de la ville est moins agressif ici que sur le Menam Chao Phaya.

La chaleur a baissé d’un ton.

Je tente de reprendre la main de miss Tieng, mais, derechef (de gare), elle me la dérobe de nouveau. M’est avis que je vais faire ballon, ce soir, avec cette gerce. P’t-être n’aime-t-elle pas le blanc de blanc, après tout !

Le mataf revient, escorté d’une fille en presque uniforme. Pas laubée, la mère ! La face plate et large, le regard inexistant, faut des fourchettes à escargot pour aller chercher ses yeux. Sa figure n’est ponctuée que de traits obliques. Elle porte un tailleur bleu vif et un chemisier jaune intense. Elle a sur le ventre, en bandoulière, un appareil photo, japonais à ne plus en pouvoir, tu penses bien, déjà qu’en France t’en trouves plus d’autres !

Parvenue sur le ponton, elle empare son Nikon-Nimalin, nous le braque, tire une salve de clic-clac et le laisse retomber sur son bide.

— Que désirez-vous ? nous lance-t-elle, après cet étrange préliminaire.

— Rencontrer Mr. Chakri Spân, réponds-je.

— Mr. Chakri Spân ne reçoit jamais sans rendez-vous pris longtemps à l’avance.

— J’appartiens à la police française.

— Ça ne change rien à la chose. Je suis sa secrétaire, si vous avez un message pour lui, je peux le lui transmettre.

— Dites-lui que ce que j’ai à lui communiquer est strictement confidentiel. Ajoutez que cela me paraît très important. Complétez en lui précisant que j’habite l’Oriental et qu’il peut m’y joindre dans les meilleurs des laids.

Je ponctue d’un salut militaire impertinent, et j’ajoute :

— Si vos photos sont réussies, soyez gentille : mettez-m’en douze de chaque.

Après quoi, je fais signe à notre pilote de rebrousser klong.

Ce dont il.

Elle mange menu, la môme Tieng. Et pourtant la tortore du restaurant français est exquise, exécutée selon les préceptes de la Nouvelle Bouffe par un jeune gars de chez nous bourré de dynamisme et de savoir.

Mais elle chipote. Comme on dit chez nous : « Elle se gêne. » L’habitude de jaffer avec des baguettes, tu comprends ? Elle sait pas attaquer sa becquetante à l’arme blanche. Elle pique des portions d’oiseau qu’elle n’ose mastiquer. Délicieuse enfant ! Je lui roucoule de savantes fadaises salivaires, l’œil velouté, la voix en début d’angine, la main toujours prompte à trouver la sienne.

Elle est en train de déguster une palette des pêcheurs, façon Barrière Poquelin, quand un serveur s’approche de notre table, se penche sur elle pour lui dégoiser du thaïlandais non sous-titré. La miss semble surprise.