Mieux, tu sais quoi ?
J’éclate de rire.
Rire d’opéra, quand Méphisto fait l’ès : ha ha ha ha ha ha ha ha a a a !
Wat Chié qui continuait ses imprécations sans prendre d’imprécautions, la ferme enfin. Mon terlocuteur me dévoile deux millimètres de rétine, tellement qu’est vaste sa surprise.
— Cela paraît vous mettre en joie ? il dit.
— En effet, que j’y réponds.
Là-dessus, je gagne la porte et je dis, avant de sortir, comme dans les pièces publiées jadis par La Petite Illustration :
— Eh bien, vous l’aurez donc voulu, Mr. Chakri Spân, cela dit vous me décevez. A en croire votre réputation, je vous aurais cru plus subtil. Mais puisque vous le prenez ainsi, moi je vais le prendre autrement. Et dites-vous bien une chose : les chênes les plus costauds ne sont pas à l’abri de la foudre. Et savez-vous pourquoi ? Parce que leur force provient de la terre, alors que la foudre tombe du ciel !
Superbement con, non ? Tu vois que, si je veux, je peux m’exprimer comme tout le monde.
Mais clamé avec un panache en comparaison duquel celui d’Henri IV aurait ressemblé à de la chantilly sur une pêche melba, ça te vous a une certaine allure. Le côté sibyllin ampoulé, tu comprends ? Les mots d’estoc et de toque. Estoque fort et on t’ouvrira.
En tout cas, c’est une manière mieux qu’une autre de quitter la pièce sans avoir l’air glandu.
Ne jamais jouer les péteux. Et plus qu’t’es confondu, plus faut crier haut. Dis-moi bien qu’on doit tonitruer les mensonges pour les faire admettre. La superbe, c’est ce qui se rapproche le mieux de la vérité.
Moi, ce qui m’a toujours nui et toujours sauvé, c’est que je suis l’un des derniers passionnés de la planète. L’une des raisons qui fait ressembler le monde actuel à du coton usagé, c’est qu’il est dépassionné. Les gens se traînent, mollusquent, rampent sur leurs baves. Plus rien ne les habite, ne les entraîne, ne leur laisse une raison de vivre. Y a plus de passion, donc plus d’espoir. Y a plus qu’eux, ces cons ; alors ils pigent le combien c’est moins que rien, eux, tout enfrileusés, tout couillons, hagards, qui regardent sans comprendre, ou comprennent sans regarder. Faut se passionner, mes drôles. Se passionner pour peu importe : des bouquins, des culs, du volley-bol, de la peinture. Tiens, la peinture… Tu vois des grands panneaux annonçant des expos. Des barbouilleurs inconnus « Fernand Dugenoud : Huiles ». T’as remarqué ? Huiles ? C’est sérieux, l’huile, non ? Je voudrais sur ces mêmes panneaux écrire : « Lesieur : Huiles ». Se marrer, quoi ! Y s’marrent plus non plus. Ne reste que quelques conneries comme mes bouques pour leur amadouer un peu la morosance. Cent ans de Tonio ! Calembredaines, pets sur commande et à la carte, tarte à la crème et aux poils de cul ; tout bien. T’achètes en sourdine. T’en prends un, tu colles Le Monde par-dessus et tu tends le tout à la caissière. Elle a l’habitude : te le facture sans l’ostensibler. Tu te fais pas remarquer. Comme on quittait le pharmago autrefois, avec une bouteille d’huile de foie de morue à la main et une boîte de préservatifs dans la poche. Je te recommande bien formellement : Le Monde pour envelopper ton Sana. D’ailleurs ils sont faits pour aller ensemble ; on a les mêmes lecteurs, lui et moi. Qu’en plus, moi j’ai les cons, ce qui rend mes tirages plus conséquents que les siens ; Le Monde, lui, il fait que l’élite. Plus ceux qui font semblant d’appartenir à l’élite, sinon il pourrait pas tenir. Y aurait pas les faisant-semblant, Le Monde, il met la clé sous ses rotatives, et il part à la pêche aux cons. Ah ! les temps sont difficiles.
Attends, où qu’j’en étais, moi ?
J’en étais bien quelque part, non ?
Ah, yes : je quittais à la Dartagnuche le burlingue de l’inspecteur-chef Wat Chié après avoir lancé l’équivalent de « Bonne à petits messieurs ».
Que me revoici en ville, ô sinistres intègres !
Nouveau taxi pourri. Vacarme ! Tohu bohu. L’hagard demeure mais ne se rend pas.
L’hôtel.
Fourbu.
Je remonte au restaurant. Ne reste plus que ces enculés d’Américains bourrés comme des gardiens de la paix.
Je retourne m’asseoir à ma table desservie.
Le maître d’hôtel éberlué s’approche.
— Vous avez bien fait de mettre mon frichti à chauffer, lui dis-je, j’ai horreur de clapper tiède.
Et alors, tu vas voir : maintenant ça va chier. Ce qu’il va se passer, tu n’en reviendras pas.
Moi, toujours est-elle (on dit : « toujours est-elle et ainsi soit-il), j’ai eu grand mal à en revenir. Béru te le confirmera.
Car sans lui.
Enfin brèfle, n’anticipons pas…
Et bon, bien, tout ça…
Ayant complété mon repas par des aiguillettes de canard à la purée de mangues et un sorbet à je ne sais quoi qui sent le magasin de fleuriste, tout en éclusant comme un grand garçon une aimable bouteille de Haut-Brion dont l’année m’échappe (mais ne t’inquiète pas, je la retrouverai sur l’addition), je rallie ma chambre, lourd de pensées profondes comme des tombeaux.
Mon entrevue avec le Tout-Puissant Chakri Spân ne me dit rien qui vaille et me laisse un mauvais goût, comme quand, dans un moment d’enthousiasme, tu viens de bouffer une chatte équivoque, en croyant faire plaisir. Tu sais ?
Rallie ma chambre, dis-je, mais n’y entre point, car mon ouïe est sollicitée par une rumeur joyeuse, provenant, Dieu me pétafine, de l’antre de Béru.
C’est donc à son huis que je sonne.
Le brouhaha s’éteint, son mâle organe de poseur de rails retentit :
— Quoi, merde ? C’est qui est-ce ?
— Un ami qui vous veut du bien ! réponds-je à petite voix de Chaperon Rouge s’apprêtant à tirer la chevillette pour que chût la bobinette à sa grande vioque, bien au chaud, la vioque, dans l’estom’ au loup.
La voix de Sa Grassouillette Majesté prend des inflexions civilisées :
— Hé, dis, toi, la courtaude, open la door to mon pote, pléhaze !
La porte s’écarte et, ainsi que je le dis toujours, j’opère comme les romans où il est toujours marqué quelque part qu’il poussa la porte et entra. Car là est la clé de toute littérature d’affabulation. Il poussa la porte et entra, moi je te mets au défi de trouver une phrase plus dense pour exprimer l’activité du romancier à l’établi. Tu l’imagines ce « il » mystérieux, debout, derrière la porte, prêt à tout, et puis la poussant et pénétrant dans le vif du sujet afin de faire démarrer l’action ? Ah, cher « il » porteur de tous les espoirs de suce-pince, aventurier de l’aventure, messager d’évasion, levain du drame qui mitonne ; pousse-la, cette garcerie de porte. Pousse-la lentement, qu’on en profite. Laisse nos gorges et nos anus se serrer, nos souffles se raccourcir. Pousse-la et entre, oui, entre et commence ton numéro qui va nous faire oublier nos propres chieries, à nous autres, chieurs de chiasse enchiassés jusqu’au cou dans la chiure universelle.
Il poussa la porte et entra, ce chéri, ce bienvenu, cet élu, ce nouveau, ce déterminé.
Imitons-le.
Alors, je poussas la porte et j’entras.
Et je vis des choses belles et barbares, baroques et batifoleuses. Les choses de Bérurier, d’abord, gonflées, étalées, velues, sombres comme des truffes non épluchées. Socle aux lignes monolithiques pour le membre hardi, dressé comme un mât de cocagne. L’ensemble a des allures de menhirs, de dolmens. Il y a une puissance romane dans ce groupe d’un seul jaillissement. Beau aussi comme du Maillol (pas celui qui avait du toupet et un i grec, l’autre, le sculpteur des Tuileries). Je poussas la porte et vis Béru allongé sur son lit, vêtu faiblement de deux chaussettes dépareillées et dépenaillées, les bras croisés derrière sa tête pensante, le membre impétueux et mouvant comme un métronome déréglé ; la toison en folie, mousseuse, épaisse, sorte de fourchetée de foin jetée sur son corps de taureau pour en atténuer l’indécence, sans doute, mais exaltant au contraire celle-ci.