Je bois, et l’inquiétude me reprend pire que tout à l’heure. Une angoisse imprévue aussi bien que mortelle. A quatre pas d’ici, je te le fais savoir ; tu seras gentil de m’accuser réception, merci.
Bérurier ; where is Béru ?
Pourquoi ne se pointe-t-il pas ?
Je liquide mon godet. La petite Asiatique charmante me susurre qu’elle est à mon entière dispose pour une gentille séance très complète, qui débuterait, selon son devis, par un bain moussant aux herbes aphrodisiaques, avec massage aquatique ; se continuerait par des vibros tumulus sur les parties fringantes ; se poursuivrait par un recto-digital-polyphasé ; ensuite d’alors quoi nous passerions par une broutini sur terrain adverse, pour conclure par la charge héroïque du samouraï équestre. Elle ajoute que ce programme est susceptible de subir quelques modifications, au gré du maître-d’œuvre. Elle pourra, si je voudra, me confier son catalogue d’été en vigueur depuis le 15 avril.
Tandis qu’elle m’allèche, cherchant à me ferrer à l’appât des passions, je regarde survenir au bar un extrêmement étrange bonhomme que voici en quelques phrases bien senties. C’est un infiniment vieux monsieur, chenu, maigre à devoir contourner les grilles des calorifères pour ne pas tomber dedans, vêtu d’un costar d’inspiration maoïste noir et d’un pull Bettina gris. Ses cheveux blancs sont très longs, il porte une barbichette encore plus longue. Ses yeux, très enfoncés par l’âge, sont étrangement ronds et vifs car il n’a pas les paupières tombantes, ni les falots bridés.
Il va se placer à l’angle du comptoir, garde ses bras croisés sur celui-ci, commande un jus de fruits qu’il s’abstient de boire et se met à me fixer comme si j’étais une jolie fille en train de se laver la chatte sous sa douche.
Bon, moi, aussi sec, je fuis son regard. Ce vénérable maguche appartiendrait-il à la famille des liliacées et donnerait-il dans l’oignon ? On ne peut guère imaginer la chose, tant il paraît désincarné, le vieux joker, momifié, spiritualisé. Tellement insexué que c’est à se demander avec quoi il pisse.
Une œillée comme la sienne, t’as beau détourner la tête, t’es forcé d’y revenir. Alors j’y reviens. Et pourtant la petite Fleur-de-sommier caresse mes fortifications à la Vauban, du dos de la main, avec une savanterie digne des doges. N’importe quel Santantonio réagirait, tu t’en doutes. Y compris ma statue en albâtre exposée dans la salle des pafs du Louvre. Eh bien, là, nib ! Et je dirais même, ayant pas mal d’accointances avec le Maghreb : zob !
Elle me caresserait l’oreille avec une pince à sucre, ça me ferait davantage d’effet. Je garde mes yeux plongés dans ceux du vieux et je m’y sens comme dans un plumard douillet après une partie de chasse harassante en harasse campagne.
Le temps que dure notre échange de vues, impossible à te préciser. La fille, me croyant bourré, s’esbigne. Je reste seul, à deux mètres quarante du vieillard parcheminé. Et ce mec m’ôte toute inquiétude. Il m’inspire une confiance infinie. L’idée me prend qu’il a quelque chose à me transmettre. Une espèce de message muet d’une importance capitale (comme Paris, Londres, Rome ou Pékin). J’aimerais l’approcher, mais son rayon laser m’intime que surtout pas. Alors je reste pis-que-plante à mon rade, échassier indécis, trouvant que la tanche n’est pas digne de son appétit.
Les minutes s’égrènent (de courge).
Je continue de mater le vieux gonze bouddhiste. Et alors, tout soudain, il sort un billet de sa poche, le dépose devant le verre auquel il n’a pas touché, et s’en va.
Moi, tu devines ?
Hop ! Je cigle ma conso et celle de miss Galipette.
Quitte la taule d’un pas rapide.
La silhouette foutriquette du vieillard s’achemine en direction de la rue où continuent de déferler d’incroyables et pestilentiels véhicules pareils à de monstrueux insectes cosmiques (troupiers), partis à l’assaut de la planète.
Je presse le pas. Le Vieux se retourne. Malgré l’obscurité, je crois voir ses yeux ardents et y lire un ordre : « Suivez-moi, mais sans m’aborder ».
Je le suis donc. Il traverse la rue et, chose curieuse, les voitures folles s’arrêtent pour le laisser passer.
Il fait quelques pas sur le trottoir d’en face avant de s’engager dans une voie calme et sombre, venelle sans trottoirs qui fleure la pourriture de là-bas.
Il marche d’un pas plus vif.
Je règle le mien sur le sien.
De temps à autre il se retourne, comme pour m’approuver de le filer.
Et je me retourne également, à la recherche de Bérurier. Mais toujours foin du Gros.
Qu’importe, puisque personne d’autre ne me suit.
J’ai la certitude de me trouver en sécurité. Rudement réconfortant. Tu verrais arpenter le magot ! Drôlement véloce pour son âge. Oh ! dis donc : comment qu’il a conservé sa fraîcheur de jeune fille, grand-père ! A cent berges, ça saute encore à la corde, ces petites bêtes.
Pourquoi le Gros n’a-t-il pas suivi mes instructions (c’est-à-dire moi ?). Voilà qui me turlupafe, mais en sourdine (à l’huile). Le vioque à barbiche m’a dopé. Il a jailli dans mon embarras comme un bon diable de sa boîte à malices. D’où me vient cette sensation heureuse qu’il me protège et que je dois le suivre les yeux fermés ? Que, grâce à lui, je vais pouvoir tout débrouiller et vaincre les périls dont je me crois entouré ?
Il fonce comme un coureur de marathon, sans plus s’occuper de moi, prend des ruelles tortueuses bordées de maisons sanieuses. Ça vocifère dans les masures. Ça crie, ça chiale. Des enfants se poursuivent au milieu de la chaussée, les bolides à trois roues pétaradent. Le quartier pue la misère saupoudrée de safran. La route des épices que cherchait Magellan, tu parles ! Ou bien Vasco de Gama, me souviens plus au juste…
Les épices ! Déjà, ils la trouvaient fadasse, la vie, ces bons Portugais émigrés. Et tu vois le Portugal, maintenant… Et la Grèce, dis ? La France, la grande Albiuche ? Qu’en reste-t-il des fortes puissances de jadis ? Des petits rentiers qui râlent pour qu’on augmente leur pension. Et bon, faut que la route tourne, hein ? Bravo ! Et les Grands actuels, tu ne sens pas qu’ils rapetissent, mine de rien, dis ? Que leur effarement déjà est programmé ? Vive le Maroc ! Tu verras la toute grande nation qu’il va devenir, le Maroc ! Lyautey ? Fume ! Vieux guerrier de mes fesses, le maréchal Lyautey, dit l’Africain. Figure de légende, entre autres. Le Maroc, j’en démords pas. L’avenir est à lui. Deux cent millions d’habitants en 2034, je prévois. Vue imprenable sur la Méditerranée et le cher océan Atlantique. Faut le faire ! Phosphate, manganèse, et j’en passe.
Mais faut recoller au vieux, pas qu’il me distance. Je mets la surmu. Infatigable, l’ancêtre. Il m’essouffle. J’aurai souffert sous bonze-pilote, moi aussi !
Enfin, poum, voilà, il parvient à destination. Stoppe devant une construction beaucoup plus vaste que les autres. Deux étages, trois peut-être. Avec un toit pagode, des dorures tarabiscotées.
A l’arrivée de mon guide, une large porte coulissante l’écarte. Porte de bois peinte, percée d’ouvertures à petits carreaux.
Le vieux se retourne. Cette fois, carrément, il s’adresse à moi autrement que du regard. Me fait un signe sec pour m’inviter à le suivre.
Il pénètre dans l’immeuble.
J’en fais autant.
La porte se referme derrière nous.
Et il va falloir à présent te décrire où nous sommes. Pas moyen d’y échapper. Un bouquin, c’est pas seulement Il poussa la porte et entra, mais en outre ce qu’il y a en deçà : les lieux, les gens, l’action.