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L’un des types en jean s’empresse d’ouvrir une portière arrière. Mister Chakri Spân se dérollse avec l’élégance du taureau sortant du toril.

Bien que nous soyons la nuit, il est toujours affublé de sa combinaison et de sa gapette de tennisman.

Il marche jusqu’à moi, me regarde sans rien marquer des sentiments qui l’habitent, comme on dit dans les ouvrages de dames, raffinés et bien pasteurisés. Puis il se penche sur le cercueil, examine Bérurier. Pose une question à la cantonade à laquelle la fille répond en particulier. Chakri Spân approuve d’un hochement de tête. Il sort une liasse de billets de sa fouille, l’épluche de trois talbins qu’il tend négligemment au vieillard. Ce dernier les empare, les escamote, après quoi il joint ses deux mains bien à plat, devant son nez, et s’incline. Sans un mot, il décarre.

Chakri Spân le regarde partir et murmure, pour moi probablement, puisque en français :

— Il est efficace, hé ?

— Terriblement, admets-je. C’est un hypnotiseur ?

— Quelque chose comme ça, oui. Je n’ai jamais vu personne lui résister.

— Ce petit talent de société pourrait lui rapporter gros.

Mon « hôte » fait la moue :

— Chian-Li est un ascète. Il se contente de peu. Je le soupçonne d’agir davantage pour le sport que pour le gain. Cela dit, son pouvoir est assez limité ; par exemple il peut obliger quelqu’un à le suivre mais non à parler si ce quelqu’un s’y refuse. Ainsi, pour vous interviewer, je vais faire appel à d’autres méthodes.

— Ne vous mettez pas en frais pour moi, cher monsieur, car je n’ai rien à dire que vous ne sachiez déjà. Je suis à la recherche d’un de mes compatriotes ; ça c’est un point. Et je vous soupçonne d’être pour quelque chose dans le décès d’un certain Johannès Brandt, sujet allemand ; ça c’est un second point.

— En quoi cet Allemand vous intéresse-t-il ?

— En tant que projectile, monsieur Chakri Spân. J’ai failli être écrasé par lui ce matin, en m’approchant de la piscine de l’Oriental et l’un de mes meilleurs pantalons s’en est trouvé gâté. Etant flic de nature et de profession, j’ai amorcé un brin d’enquête. Elle m’a permis d’apprendre que vous vous trouviez dans la chambre de ce bon Germain au moment de sa chute. Vous avez beau avoir le bras long comme la rue Rama IV, il n’est pas dans votre intérêt que la chose s’ébruite.

Je lui décoche un sourire ferme comme les seins de la petite môme avec qui tu es sorti samedi dernier, celle qui marchait avec des béquilles malgré sa bosse.

— Je compte sur vous pour réveiller mon camarade, fais-je, en montrant Bérurier, la catalepsie n’étant pas son sport préféré.

Chakri Spân ne répond rien. Il paraît méditer. Et s’il m’édite, il va gagner du pognon, demande au Groupe.

— En somme, qu’attendez-vous de moi ? finit-il par demander.

— Je viens de vous le dire : que vous réveilliez ce gentleman, il a une pilule à prendre et l’heure est déjà dépassée.

— Ensuite ?

— Ensuite, je voudrais vous proposer une alliance.

— Vraiment ?

— Vous m’aidez à retrouver le bonhomme que je cherche, et j’oublie votre visite à M. Brandt.

— Et que se passerait-il, selon vous, si vous n’oubliiez pas ma soi-disant visite à votre Allemand ?

— Il se passerait que le gouvernement allemand en serait officiellement informé par le mien, et qu’il en informerait le vôtre. Vous suivez ? Or, si j’en crois les nouvelles internationales, un gros marché est en train de se conclure entre la Thaïlande et l’Allemagne Fédérale. Bangkok serait décemment obligé de donner satisfaction à Bonn en vous causant quelques tracasseries, pour avoir l’air de jeter du lest. Un homme aussi occupé que vous n’aime pas les tracasseries, fussent-elles de complaisance. Je me trompe ?

Il ôte sa casquette et masse son front. Puis il hoche la tête.

— Sur certain point, oui, vous vous trompez, dit-il.

— Puis-je savoir lequel ?

— La réalité de vos dires. C’est vous qui inventez que je me trouvais dans la chambre de ce type au moment de son suicide.

Il appuie ironiquement sur le mot suicide, par bravade.

— Non, monsieur Chakri Spân. Ce matin encore j’ignorais votre existence. Des témoins vous ont vu sortir de sa chambre, c’est grâce à eux que je vous ai trouvé.

— Il faudra les produire, ces témoins, riposte le marchand d’emballages-cadeaux en recoiffant son étrange gâpette.

— Je les produirai.

Alors, faut que je te fasse marrer : magine-toi qu’il me biche par le bras, familièrement, comme deux Italiens qui devisent, le soir, dans un faubourg de Napoli. Il m’entraîne vers le fond de son entrepôt. Il lance un ordre. Un gazier s’empresse, soulève le couvercle d’un cercueil pour manar en chômage.

Je regarde à l’intérieur. La boîte à dominos recèle le corps d’un des garçons d’étage qui m’ont affranchi ce matin. Le gars soulève ensuite le couvercle du cercueil voisin, et j’y trouve ce que je m’attends à y voir : la carcasse du second larbin.

Bon, très bien, je conserve mon calme.

Décidément, la répute de Chakri Spân n’est pas surfaite. Autrement dit, je l’ai dans le babe. Et si profondément que pour l’en retirer, c’est pas avec un tire-bouchon du commerce !

Va falloir jouer serré, et même jouer compressé. Le temps se gâte. C’est pourtant pas la saison des pluies en Thaïlande !

Par curiosité, je chope le poignet d’un garçon d’étage.

Ça craque. Lui aussi est en catalepsie. Du coup, la constatation me requinque. Elle prouve que le sieur Chakri Spân rechigne à éliminer complètement.

— Non, non, il n’est pas encore mort, me fait-il, confirmant ainsi ma découverte. Il mourra plus tard, plus loin, et autrement, ainsi que votre ami et… vous-même.

Il me reprend le bras.

— Tenez, cher Français très malin, je vais vous accorder une faveur : celle de choisir votre propre cercueil.

Chakri Spân me contraint de passer une revue de ses meilleures productions.

— Que diriez-vous de celui-ci, en laque noire et dorée, monsieur San-Antonio ?

— Une pure merveille, dis-je, mais je ne voudrais pas abuser.

— Du tout : prenez place !

— Sans façon, bien qu’il soit décapotable, je préfère encore une bonne petite Renault 5 sans histoire.

Chakri Spân fait claquer ses doigts et émet un ordre aigu comme un cri d’oiseau migrateur.

La gonzesse accourt sus à moi, suce-moi. Je vais pour la refouler du coude, moche comme elle est : mais elle a une esquive pivotante très basse et se fend. J’éprouve une piqûre au ventre.

Je porte ma main près de mon nombril, lequel est le centre géographique, non du monde, comme chez beaucoup, mais de ma satisfaction d’être.

L’horrible souris tient un petit instrument déplaisant, terminé par une courte aiguille ; ça ressemble à une seringue très compacte.

L’honorable Santandetonio sait qu’il est marron. Trop tard pour essayer quoi que ce soit, mon ami. L’engourdissement est immédiat, il se développe en moi comme s’étale l’encre sur un buvard. Vite et bien. Je me glace, me pétrifie…

Deux des sbires viennent me cramponner, dans un nuage polaire.

Je me retrouve à l’horizontale.

Lévitation ? Les étages bourrés de cercueils basculent dans ma vue.

On m’enfouit entre des montants de soie jaune.

A bientôt, les gars !