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A l’extrémité du couloir que je te cause, est un homme assis, comme on dit dans les mauvaises traductions. Assis sur une escabelle de bambou, et qui tient une mitraillette sur ses genoux. Il a une sale gueule et mâche je ne sais quoi, peut-être du chewing-gum après tout : la civilisation ayant pénétré les contrées les plus reculées.

Inendiguable, elle est, la civilisation. T’as vu la manière brillante qu’elle a franchi les étapes ? Nous faisant passer de la capote anglaise au chewing-gum, puis à la pilule ? Les pires coins du monde, là que les Pététés ne font pas deux distributions par jour. Pilule, pénicilline, stérilet, tartines d’hormones, tout le branle.

Le garde à la mitraillette nous regarde passer avec indifférence. Les Jaunes, c’est impressionnant pire que les Anglais. Ça vient de leurs yeux. Ils paraissent n’en pas avoir, tu saisis ? Les Anglais, eux, ils ont des yeux. Ils ne s’en servent que pour ne pas verser leur thé à côté de leur tasse, mais ils en ont. Tu peux rien lire dedans, mais leurs carreaux sont en place. Ça leur confère (Jacques, frère Jacques) un regard de mannequin aveugle, mais c’est mieux que pas d’yeux du tout. Note qu’il faut bien peser le pour et le contre, hein ? Qu’est-ce qui est préférable : avoir des yeux et qu’ils soient vides, ou ne pas en avoir et qu’ils soient pleins ? Les Jaunes n’ont pas d’yeux, mais au moins leurs yeux sont pleins-bourrés.

Van Gogh avait des yeux mais qu’une oreille. Ça n’avait pas d’importance puisqu’il ne portait pas de lunettes.

Mais je dérive…

Alors on quitte ce couloir et on débouche à l’extérieur. Je constate que la prison est un bâtiment long et bas situé à quelques centaines de mètres d’une belle demeure coloniale édifiée en rase campagne. Le terrain est plutôt galeux, avec des boqueteaux de cocotiers, des monticules sableux recouverts de plantes économes, des buissons d’épineux.

Par contre, la maison de maître est posée sur un jardin luxuriant, arrosé à grands frais. Les fleurs les plus rarissimes y poussent, comme chez toi les orties. Sur l’esplanade, il y a plusieurs Land’s Rover à l’intérieur desquelles sont accrochés des fusils de chasse à lunette. Des boys (c’est comme ça qu’on dit depuis le colonialisme) vont et viennent (puisqu’ils vont, faut bien qu’ils viennent également, non ?). Ils paraissent affairés. On entend des éclats de voix, de rires et de verres à l’intérieur de la taule. Un piano martyrisé par un amateur joue une espèce de marche, dix fois interrompue, et dix fois reprise au même endroit. Ce pianiste-jockey ne parvient pas à passer l’obstacle d’un si bémol galvanisé en bisbille avec un do majeur légèrement tordu.

On me conduit, à bout de fouet, et canon de pistolet entre les omoplates, vers une porte latérale.

Dans la boutique, ça fait un foin du diable, à croire qu’il y a un banquet des grossistes en lard fumé et que ces joyeux ont biberonné comme des curés : plus que d’oraison.

Mon frère fouettard me traîne à un escalier garni de velours pourpre et m’oblige à en gravir les onze degrés (c’est du Primior). Au first floor il écarte une tenture et nous déboulons dans un atelier de peintre, vaste pièce encombrée de chevalets, de toiles et de tout le chenil qu’il est normal d’aviser dans ce genre d’endroits. Une partie du plafond mansardé est vitrée, mais pourvue de stores orientables (comme les Pyrénées du même nom). En plein mitan de l’atelier, un homme est debout, palette en main, devant un chevalet à crémaillère supportant une vaste toile.

Le peintre ?

Une cinquantaine damnée. Cheveux rasés, ce qui ne fait pas rapin du tout, ces gens-là étant à l’origine des tignasses… Il est probablement nu dans un peignoir de bain blanc maculé de frais (et de barbouille). Il peint en tirant la langue, follement concentré sur la touche de couleur que, telle une fiente d’oiseau, il va déposer là où elle va se mettre à exister.

Ayant produit cet intense effort cérébral, il recule d’un pas, ferme un œil, approuve d’un grognement, puis dépose sa palette sur une console.

Epuisé, visiblement, il se laisse choir sur un tabouret pivotant et continue d’examiner la toile.

— Eh bien, je crois que ce n’est pas mal du tout, dit-il en allemand, bien que je parle très lamentablement cet horrible dialecte, mais faut faire avec, hein ?

— Puis-je admirer ? articulé-je malgré la lanière qui m’étrangle à demi-maux.

Situation saugrenue : moi, prisonnier conduit en laisse devant cet énergumène teutonique, rasibus et quasi nu à son chevalet ; et moi demandant à voir l’œuvre de ce bonhomme.

Il me déboule un sourire plein d’or à 18 carats et me répond que volontiers.

Je m’approche. Mon dompteur veut s’interposer, mais le scalpé lui enjoint de n’en rien fiche.

Je découvre une œuvre particulièrement insolite, bien digne de l’artiste, du lieu et des circonstances. Ça représente une route sous l’orage que tu jurerais du Vlaminck : maison blafarde au toit de chaume, arbres en torche, ciel à ras de toit, chemin blême sous la lueur convulsive de la foudre… Et alors, par-dessus ce paysage ; un robinet. Un bon gros robinet de cuivre, pimpant, rutilant de toute sa peinture fraîche. Il masque une partie de la maison, des arbres, du chemin…

— Formidable, m’exclamé-je, sincèrement, vous faites dans le surréalisme ?

Le peintre…

Attends, je te l’ai pas bien raconté. Je t’ai seulement dit qu’il avait la tête rasée, c’est maigre. Ajoute qu’il est athlétique. Qu’il a les bras velus de blond, la poitrine idem. Que ses yeux sont très clairs. Peau rose. Dents en or, déjà suggéré plus haut. Quoi encore ? Non, ça suffit, si t’en exiges davantage, écris en joignant une enveloppe timbrée à ton adresse, on t’enverra sa photo.

— Plus exactement, me répond l’artiste, j’ai inventé une nouvelle école : le post-surréalisme.

— Que vous définissez comment, cher maître ?

— Partant d’une œuvre impressionniste ou fauviste, je réalise, moi, une œuvre surréaliste. Mon travail est complémentaire. Complémentaire mais déterminant. Prenons ce Vlaminck par exemple…

— C’est une très bonne reproduction, dis-je.

Le père-peignoir lève les bras.

— Ah ! ça, vous ne voyez donc pas que celui-ci est authentique ? Je ne travaille que sur de l’authentique, moi, mon vieux. Comment pourrais-je espérer que mes œuvres passent à la postérité si je m’accomplissais sur de la reproduction, allons, allons !

Les bras m’en tombent plus bas que les talons. Il peint sur de vraies toiles ! Non, mais tu as bien lu ce que je viens d’écrire, nez-de-bœuf ? Dis : tu as lu, ce qui s’appelle lire ?

— Et vous peignez beaucoup, maître ?

— Très peu, mais régulièrement. Pas plus de cinq à six touches par jour. Ça vous intéresserait de voir d’autres choses de moi ?

— Mais comment donc !

— Tenez, j’ai là un Gauguin qui me ravit.

Il va retourner une toile punie au pied du mur. Elle représente des Tahitiennes, tu penses, le pauvre Gauguin, comme s’il allait rater ça ! En voilà un qui aura plus fait pour le Club Méditerranée que M. Trigano soi-même !

Deux ravissantes filles en paréo vert et jaune. Pardessus, énorme, notre homme a peint un flacon d’ambre solaire.

— Votre avis ?

— Fantastique ! réponds-je en français, et non en américain, comme j’eusse dû le faire, auquel cas je l’aurais écrit avec « c ».

— Attendez, attendez, ne bougez pas. Vous allez voir ce petit Renoir !