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Il s’affaire, sélectionne la toile parmi une flopée d’autres et me la brandit. Il s’agit d’un paysage délicat, style verger en fleurs. Le créateur du post-surréalisme a brossé sur l’œuvre en question une boîte de jus de pomme du meilleur effet, l’étiquette étant rédigée en caractères gothiques.

— Eloquent, n’est-ce pas ?

— Ça dit tout, conviens-je.

J’ai le droit, dans la foulée de son enthousiasme, à un Cézanne (ouvre-toi) agrémenté d’une machine à écrire ; à un Sisley, bords de Seine, à demi englouti par un casque de motocycliste ; à un Seurat (ne vois-tu rien venir ?) incorporé au lot, bien qu’appartenant au divisionnisme, et que ce Grand Trou du Cul de Chleu de merde a positivement anéanti en l’affublant d’un appareil téléphonique rouge vif.

— Votre art doit vous coûter très cher ? observé-je.

— J’en conviens, il faut consacrer une fortune à une telle entreprise.

— Et, Dieu merci, vous l’avez ?

— Je la gagne, mon ami. Je la gagne.

— Vous êtes dans l’industrie ?

— Oh ! que non.

— Dans l’import-export ?

Ça l’amuse. Il écarte les pans du peignoir et se fourbit le zozo qu’il a plutôt menu, mais hein, je l’ai pas vu en train de gesticuler du paf.

On a quelquefois des surprises avec Mister James. T’en avise des mollusqueux, croquevillés, pas appétissants d’apparence qui, lorsqu’une main experte les a pris en charge, deviennent pimpants comme des goélettes neuves, parés pour prendre la mer et braver les tempêtes. En outre (comme disait un chamelier de mes relations) les dimensions de la queue à ce génie du post-surréalisme ne m’intéressent pas outre-mesure. C’est pas mon oignon. Donc il a écarté son peignoir, s’est gratouillé le chmilblick, et l’v’là t’y pas qui me répond :

— Dans un certain sens j’importe des produits qui, sans être réexportés, ne sont pas consommés pour autant par la population thaïlandaise.

— C’est une charade ? lui fais-je.

— Si elle vous amuse, disons que c’en est une.

— Laissez-moi deviner…

Je cherche, rassemble mon potentiel de sagacité. Lorsqu’il y en a un tas haut commak, je dis :

— Ne s’agirait-il pas d’un relais de chasse ?

Là, je lui la sectionne.

— Chakri Spân vous a parlé de moi ?

— Du tout ; mais j’ai perçu une série de détonations très révélatrices. Vous exploitez un territoire de chasse ?

— Gagné.

— Et vous faites venir du gibier d’un autre pays, gibier que des chasseurs venus d’ailleurs se plaisent à massacrer, d’où la notion d’exportation ?

— C’est admirablement perçu, mon vieux.

Il nettoie son pinceau dans de l’essence de térébenthine (je pense que ça s’écrit comme ça, cette saloperie ? Note qu’on a des correcteurs de première, au Fleuve. J’espère qu’ils sont payés à leur juste valeur ?).

— Chakri Spân m’a dit que vous êtes français ?

— De la cave au grenier, cher monsieur.

— Flic ?

— A part entière.

— Donc, fouineur ?

— Par vocation.

— Ce qui veut dire gênant.

— Cela dépend pour qui. En général, les gens que je gêne ont des activités qui gênent elles-mêmes leurs contemporains.

Le peintre va se laver les salsifis à un évier. Il se les fourbit avec de la poudre Nabab. Lorsque ses mains sont redevenus des paluches d’intellectuel, il ôte son peignoir, passe un maillot de bain et se tourne vers moi.

— Venez, nous allons rejoindre ces messieurs.

— Quels messieurs ?

— Mes clients du moment.

Je le suis sans autre, comme disent mes copains suisses. « Sans autre » est une expression courante qui signifie « sans cérémonie, simplement, sans faire d’embarras ».

* * *

Au rez-de-chaussée, ça mène grand tapage.

Chants, glouglous, pianotages…

Le maître des lieux déboule dans un salon meublé colonial ancien, avec des fauteuils d’osier à gigantesque dossier en forme de pétale d’orchidée, des tables de rotin, des tentures brodées, des Bouddhas de bronze et d’autres en bois doré. Un panio (pas colonial), des tapis, des trucs, des zizis, le reste, et puis tout ce que tu voudras, merde ! Cette marotte toujours d’en dire plus qu’il n’est besoin, de fignoler, tâtillonner-vieux-gland, tout te mâcher, mon salaud ! Voilà où ça te conduit de poussa la porte et entra. Une fois que t’es entré, c’est le chiendent du littérateur, tu copules avec les traditions littéraires : Zola au pied levé. Gorgon-Zola ! Hugo Frère ! Balzac 00–01, comme disaient les Mineurs de jadis. Tartine de pommade. Descriptif, compo-fran. Le king is not my cousin ! Rédaction : décrivez le salon où que vient d’entrer l’Antonio, ainsi que les gens qui s’y trouvent.

Les gens qui s’y trouvent ?

Bourrés comme des déménageurs en fin de journée. Ils ne sont que trois, mais raffûtent comme vingt. Trois vieux, ou presque : au-dessus du niveau de l’amer, disons la soixantaine sonnée. Mais gaillards, attention ! Des battants. Trognes éloquentes. Mon foie, connais pas ! Schnaps, bière, whisky, vin du Rhin. Ma Moselle de Paris ! Achtung, prosit ! A la tienne, Hans ! Otto, Etienne.

A l’arrivée de leur hôte, ils se taisent et le saluent tu sais comment ? Tu vas me croire ? Tu devines ? Oui, mon gamin : à la nazi : Heil Hitler. Et l’autre crème de vandale, le peintre post-surréaliste qui agit de même.

A notre époque. Heil Hitler ! Y a que dans les films « B » français qu’on pourrait penser, non ? Avec Jules Dupont dans le rôle du général allemand.

— Alors, bonne chasse, aujourd’hui, messieurs ? questionne le tondu, à la ronde et en allemand gothique.

— Herr Gotter en a fait deux, répond le plus gros, un chauve à couronne de cheveux blonds-gris. Quant à moi, j’en ai touché un, car on a relevé des traces de sang, mais il m’a échappé, Herr Hotik.

Herr Hotik, donc le nouveau Magritte, fait la moue.

— Un fin fusil comme vous, voilà qui me surprend, Herr Hudy. Et qu’a fait Herr Konhachyaler ?

— Rien, boude l’interpellé, lequel est d’ailleurs accoudé à un Bouddha.

— Ce sera pour demain, promet l’hôte.

— Je l’espère, car au prix du safari…

Herr Hotik feint de ne pas relever la mauvaise humeur de son client.

— Demain, je vous réserve une surprise, messieurs, déclare-t-il avec emphase (qui est un vieux copain de la maison) ; vous aurez à votre disposition deux Français, dont voici l’un d’eux ; que dites-vous de cela ?

Les trois têtes carrées s’épanouissent et reprennent leurs verres.

— Bravo, Herr Hotik ! s’écrient-ils d’une même voix. Des Vranzais, gutt !

Le peintre me tapote l’épaule et me désigne aux péones qui nous ont suivis.

J’ai droit à la lanière autour du cou.

On me remmène dans ma geôle.

Tout corps occupe de la place dans l’espace. Cette portion d’espace est son volume

Cette définition de mon premier bouquin de géométrie me taraude l’esprit.

Pourquoi des trucs te reviennent-ils avec insistance, dans les moments les moins appropriés ? Note qu’il n’y a pas de moments appropriés pour la réminiscence Tout corps occupe de la place dans l’espace

J’évoque celui d’une gonzesse en compagnie de laquelle j’ai passé des heures fiévreuses. Puis, celui d’une autre, et d’une troisième, et encore, encore… La cohorte de ce qu’on nomme stupidement les « conquêtes » ! Comme si l’on conquérait jamais quelqu’un ! Voire seulement quelque chose. Les « quelqu’un » vous quittent et le jour vient, inéluctable (de logarithmes), où l’on quitte les « quelque chose ». Tous ces corps de femme trémoussants, ondulatoires, lascifs, ouverts, offerts ; ces beaux corps en chaleur, en grand désir d’amour (d’amour de moi en l’occurrence) s’assemblent dans mon esprit comme sardines en boîtes. Et j’en évalue le « volume » justement, c’est-à-dire la portion d’espace qu’ils occupent. Seigneur, j’ai baisé tout ça ? Ce monticule énorme ? Cette colline de chair fraîche ? Ce massif de femelles aux nobles tétons, aux culs faramineux ? Aux ventres convulsifs ? Je me suis engouffré, déposé dans ces êtres à présent dispersés ?