Une mélancolie d’impuissance me vient. Une mélancolie d’abandon, de vrai renoncement.
En les étreignant, ces filles, je croyais, l’espace d’un coït, étreindre l’univers. En les possédant (euphémisme), je croyais posséder ma propre vie, en être propriétaire dé-fi-ni-tif, et non pas l’incertain locataire que nous sommes tous de nos peaux pour des durées imprécises.
Aucune d’elles ne m’est restée. Ce furent des instants, rien que des instants sans autre signification qu’eux-mêmes.
— A quoi qu’tu penses ? murmure Béru dans le silence cloaqueux de la nuit.
Il fait chaud, il fait lourd ; il fait faim et soif car le brave Herr Hotik nous laisse à la diète intégrale.
— Je donne un coup d’œil sur mon passé, dis-je.
— Attention d’pas choper un orgelet, ricane le Gros, c’est un risque qu’on prend quand on fait l’voilieur aux trous d’serrures d’la mémoire.
Il écoute le long et lugubre gargouillement qui lui taraude les entrailles.
— Ils sont fumiers d’nous laisser sans clapper. Même au goulache, y t’ont droit à d’la tortore.
Il respire profondément, manière de gonfler son estom’ d’air à défaut de choses plus substantielles.
— T’aurais pu essayer un p’tit coup d’force, du temps qu’t’étais av’c ce grand déboisé, reproche le Mastar.
— Il est duraille de jouer les cow-boys quand tu as le canon d’un pistolet-mitrailleur au niveau de la cinquième lombaire.
— Qu’est ce c’est c’t’histoire de partie d’chasse dont à laquelle on doit participationner ?
— Sûrement pas quelque chose de tout repos, Mec. Peut-être vont-ils nous utiliser comme rabatteurs ou comme appâts pour les fauves.
— On pourra p’t-être en profiter pour mettre les adjas ?
— Peut-être…
Le silence nous retombe dessus comme une toile de tente mal arrimée.
Nos deux compagnons thaïlandais roupillent silencieusement. Mais ils doivent penser tout de même, non ? Les avoir à la caille ? Chocoter en loucedé. Ça se fait, même quand on est impavide (un pas vide). Oui : ils en écrasent.
— Au lieu de mater ton passé, reprend le Divin, tu ferais mieux d’regarder l’avenir, mon pote, vu que c’est d’ce côté qu’on s’dirige !
Toujours pertinent, l’Obèse.
L’avenir. C’est quoi, dans la conjoncture ?
— Sais-tu l’envie qui me prend, Grosse-Pomme ?
— L’envie de bouffer, œuf corse ?
— Non : d’épouser Marie-Marie.
Il hausse un sourcil, ce qui lui fait un œil grand comme un hublot du pauvre France bricolé, parjuré de la quille au grenier.
— Dis, ça va pas la tronche ? Une jeune fille de dix-neuf bouquets !
— Elle est en âge, non ?
— De se marier peut-être, mais av’c tézigue, c’t une aut’ paire d’couilles ! Ben mon sagouin ! Un gars qu’a traîné son outillage dans tous les at’liers d’France et de Navarin : m’sieur s’refuse rien pour son bonheur ! Une vingtaine de pions d’écart ! T’as lu ça dans la Rousse médicale, técolle, non ? J’ai pas envie qu’a soye veuve à la fleur d’l’âge, ma nièce, merde ! Et question situasse, t’amènerais quoi t’est-ce que dans l’panier d’mariage, hmm ?
Cette sordide préoccupation, relevant d’une tradition éculée, me bouleverse. Cher Tonton Béru ! Tuteur de la vieille école, soucieux d’établir sa pupille dans des sphères huppées, à un gars nanti !
— Tu souhaiterais la marier à un fils du comte de Paris ou de M. Dassault ?
— J’veux qu’elle épouse un gazier susceptib’ d’y assurer le matérialiste.
— Une paie de commissaire spécial te semble insuffisante ?
— C’te môme, elle a des goûts de lusc, j’le voye bien.
Tu crois qu’é s’sappe à Uniprix ? Quand elle s’achète un pull, c’est tout su’te les Galeries Lafayette. Et les tatanes, dis ? Les tatanes ? Chez Louis Jourdan, mon drôle. Et les jupes chez Ferdinand Céline. Les corsages chez Mère Courège.
— Très bien, n’en parlons plus. Je rêvais…
Un silence suit, qui n’est pas de la même qualité que les précédents. Il ressemble à une portée de musique sur laquelle défileraient les notes sorties du cerveau béruréen.
— Slave dit, j’sais qu’elle en tient pour toi, c’te gaufrette. Elle peut pas dire trois phrases sans t’mêler à sa converse, assure doucement Sa Majesté.
— Oh, laisse. Les lots de consolation, c’est pas mon genre !
Il effervesce :
— Quant à c’dont j’disais, au sujet de la différence d’âge, c’est pas calamitesque. Un garçon qu’a déjà vivu et qui connaît l’pourquoi du comment des choses, ça vaut mieux qu’un garn’ment fourreur de bites express…
— Cherche pas à me récupérer le mental, Béru, je sais bien que j’ai déconné.
— T’as pas déconné. Si tu croyes qu’je te voudrais pas pour gendre, tu t’gourres. Moi et Berthe, on n’saurait rêver mieux pour ainsi dire. On s’connaît. J’sais qu’t’es un battant, un vrai du paf, tout bien ; honnête, plein d’sentiments. Ell’ sera heureuse av’c toi, c’est couru. Vous aurez des chiares bioutifoules.
« Des moujingues dégourdis qu’apprendront bien en classe tout en y f’sant les cons. Je retapisse la chose en gévacolore sur écran large, mon pote. Oui, oui, faut qu’tu la maries, ma musaraigne. D’ailleurs, d’puis toute minus, ell’ se garde pour toi. Berthe m’en causait pas plus tard que la s’maine dernière.
Fort du consentement de mon éminent collègue, je me sens rupiner.
Le seul ennui, c’est que nous sommes dans les griffes d’un dingue et qu’il va falloir s’en sortir sans dommages si je veux offrir à Marie-Marie un fiancé en état de marche, entièrement révisé.
Parler nous trompe un peu la soif, tout en l’aggravant. Cercle vicieux. Nous cotonnons de la salive. Soif, faim, chaleur. Et nous parlons mariage ! Les hommes, ce qui nous protège, c’est notre inconscience.
Une espèce de sommeil louche finit par nous investir, nous aidant à franchir une durée malencontreuse.
Un bruit de pas nous arrache.
La porte s’ouvre vivement et des boys entrent.
Achèvent de nous éveiller à coups de satons dans les montants. Debout ! Debout !
On se dresse en maugréant.
Il possède une main-d’œuvre nombreuse, Herr Hotik. Ils sont au moins une dizaine, munis de fouets et d’armes variées, à investir notre prison.
Lorsque nous sommes debout, ahuris et saumâtres, ils nous emportent. Dans le couloir, il y a deux autres Jaunes, vêtus seulement d’un short en lambeaux, on les joint à nous et la caravane sort de la prison. Une sorte de fourgon cellulaire stationne devant le bâtiment. Une espèce d’énorme véhicule tout-terrain dont un épais grillage isole la partie avant de l’autre. Le peintre a pris place sur le siège voisin du conducteur. Il est habillé d’un bel ensemble de toile brune et coiffé d’une casquette d’aspect vaguement militaire. Il fume une pipe bavaroise, en porcelaine peinte. Vu d’ici, il me semble que le motif représente le portrait de M. Otto Bismarck, en grand uniforme bochique, qu’en tout cas, c’est de la fumée d’Amsterdamer qui lui sort de la tronche : je reconnais l’odeur.