Nos gardes nous propulsent à l’arrière du véhicule. Aucun siège, faut se cramponner à ses propres pieds pour tenir debout. Ils referment les portes et les assurent avec un système de verrouillage imposant. Ensuite de quoi, eux-mêmes s’empilent dans une jeep et se mettent à nous suivre.
Le convoi contourne la demeure du « peintre » et emprunte l’allée conduisant au bout du jardin. Nous atteignons bientôt un haut grillage dans lequel s’ouvre un portail. Les deux véhicules franchissent le portail, lequel est flanqué d’un garde en arme.
A présent, c’est la lande pelée, aux arbres bas, aux buissons touffus, aux fondrières nombreuses. Je remarque que la clôture grillagée se poursuit à perte de vue, sur plusieurs hectares de terrain.
Je me dirige, en titubant, vers l’avant du véhicule.
— Est-il indiscret de vous demander où nous allons, Herr Hotik ? questionné-je.
Il se retourne à demi, ôte sa bouffarde de ses lèvres et me sourit.
— Oh ! c’est vrai que vous êtes de la fête, dit-il. Où nous vous conduisons ? A vrai dire, pas très loin. Nous vous emmenons au cœur du territoire de chasse.
— Est-il entièrement entouré de ce grillage que j’aperçois ?
— En effet.
— Alors ce territoire de chasse est en réalité une réserve, puisque le gibier ne peut en sortir.
L’inventeur du post-surréalisme n’est pas contrariant.
— C’est cela, une réserve.
— Et quels animaux y chasse-t-on ?
Il tète sa pipe à tête de type.
— L’homme, répond Hotik avec nonchalance.
Un cahot de la grosse bagnole me projette contre deux Jaunes (d’œufs). J’essaie de déglutir un brin, manière de débroussailler mon élocution.
Ayant tant mal que bien rétabli mon équilibre, je reviens à mon interlocuteur.
— L’homme ? Qu’entendez-vous par là ?
— C’est le gibier idéal, celui dont rêve tout véritable chasseur. Il existe en Allemagne beaucoup de nostalgiques qui raffolent d’abattre un type. Tuer un quidam d’une balle en plein cœur ou en pleine tête est autrement excitant que d’abattre un chevreuil. Mon démarcheur est obligé de donner des numéros d’ordre, tellement sa clientèle est nombreuse.
Cette révélation me cisaille la gamberge. Soudain, c’est comme si on essayait de confectionner une mayonnaise avec ma matière grise. Tout se brouille, se fige, devient épais et huileux dans ma tronche. Safari humain ! Herr Hotik a organisé une chasse à l’homme. Et des P.-D.G. respectables, qui jouent du piano en famille, donnent aux œuvres de la Croix-Rouge, votent démocrate-chrétien, roulent en Mercedes 600, des messieurs vieillissants, survivants du cataclysme des années 40, se pointent, armés de fusils rupinos, à lunette, pour tuer d’autres hommes.
— Où trouvez-vous le gibier ? je demande enfin.
— Rien n’est plus aisé ici, mon cher. Il y a pléthore. Tous les jours, des miséreux fuient le Cambodge et le Viet-Nam pour chercher refuge en Thaïlande. Les autorités ont pris des mesures pour les refouler car cela devenait une véritable invasion. Mon excellent ami Chakri Spân a organisé une petite équipe de dérivation qui s’occupe de récupérer certains de ces réfugiés : des hommes en parfait état, capables de courir pour donner de l’agrément à mes clients chasseurs. Leur mort est nulle et non avenue. Qui donc se soucie de ces pauvres bougres errants clandestinement, sans patrie ni identité ?
— Supérieurement organisé, complimenté-je.
— N’est-ce pas ?
— Dois-je comprendre que mon collaborateur et moi-même faisons partie du gibier à trucider aujourd’hui ?
— Hélas oui, mon ami. Je ne puis refuser ce service à Chakri Spân, lequel a décidé de vous anéantir. Vous constituez la prime surchoix. C’est la première fois que je donne du Blanc à chasser. Mes trois clients ne se tiennent plus de joie. Et quel blanc : du Français ! Vous vous rendez compte de l’aubaine !
— Je m’en rends parfaitement compte, Herr Hotik. Si ça n’est pas trop vous demander : ça coûte cher, un safari sur vos terres ?
— Cent mille marks par tête !
Je siffle.
— Mazette, vous ne vous embêtez pas !
— Les toiles de maître atteignent des cours vertigineux, plaide l’artiste.
— C’est juste. Et, pour le prix, le chasseur a droit à la tête naturalisée, je suppose ?
— Vous aimez l’humour noir, dit Hotik en exhalant une odorante bouffée. Non, ici point de trophée, la griserie de la chasse suffit.
— Il n’arrive jamais que le gibier s’échappe de la réserve ?
Il éclate de rire.
— Comment voulez-vous ? Tout le territoire est ceint d’une clôture métallique de trois mètres de haut électrifiée. Le voltage qui passe dans ce grillage foudroierait un éléphant. J’en informe le gibier avant que de le lâcher, sinon on les retrouverait tous plaqués aux mailles de la clôture !
« Quelques-uns, néanmoins, surtout ceux qui ne sont que blessés, tentent le tout pour le tout. Ils se font électrocuter, et voilà tout.
— Votre entreprise m’a l’air merveilleusement conçue.
— Nous autres, Allemands, sommes des gens méthodiques ; des perfectionnistes. Ecoutez, vous m’êtes sympathique, aussi vais-je vous donner un conseil : lorsque les chiens vous auront débusqué, ne cherchez pas à vous terrer, au contraire : montrez-vous à terrain découvert, de la sorte vous serez abattu proprement, mes clients étant généralement d’excellents fusils.
— Merci, fais-je, vous êtes un père pour moi.
— Disons un ami, rectifie Herr Hotik. Eh bien voilà, vous êtes arrivés, ravi de vous avoir connu, cher monsieur.
Et il m’adresse un petit salut cordial de la main.
Il était une fois…
Un foie, deux reins, trois raisons d’écluser Contrex.
Nous étions une fois, Bérurier et moi. Une fois en drôle de bizarre posture (j’ai bien dit bizarre) plantés en compagnie de quatre petits Jaunes éberlués dans une savane éculée. Environnés de buissons ardents, car hérissés d’épines, avec, sur un horizon de terre pauvre et d’outrancière chaleur, des bois de cocotiers pour dépliants touristiques.
Ils nous ont virgulés de la grosse jeep, et le véhicule est parti en cahotant, soulevant de l’épaisse poussière un peu dorée…
Nous voici livrés au sadisme de trois richissimes gaillards ; devenus cibles. Simplement cela : six cibles (impératrice). Misère de nos os ! Quelle piètre fin de parcours ! Dire que pour éprouver l’adresse de ces fieffés chasseurs, des bouteilles vides feraient aussi bien l’affaire ! Mais non : ils paient cent mille marks, soit presque vingt-cinq briques d’anciens francs au cours d’à l’heure que je rédige, pour goûter au plaisir indicible de faire éclater nos organes, ruisseler notre sang. Cent mille marks la possibilité de séparer nos âmes de nos corps. Prix d’amis ! C’est donné pour obtenir ce qui n’est pas chiffrable. Ils détiennent l’impossible à l’œil.
J’ai résumé la situasse, scrupuleusement au Gros. Les garçons d’étage, eux, avaient parfaitement pigé et expliqué la chose à leurs voisins cambodgiens.
La barrière électrifiée. Les chiens qui vont survenir. Et ces trois salauds avec leurs sulfateuses à lunette, l’estom’ garni d’un substantiel briquefeuste, un cigare aux lèvres, le doigt impatient sur la détente de leur arme…