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Je visionne les lointains. On a dû parcourir au moins trois bornes depuis la Nationale, et il est impossible de nous apercevoir.

Alentour, c’est le silence prépondérant.

Un grand bruit retentit pourtant, comme si on déclenchait un moulin à légumes dans une crypte. Renseignement pris, c’est le bide du Gros qui gargouille.

— J’te fais remarquer qu’on n’a rien briffé depuis des temps immatériaux, bougonne l’Enflure. Deux sauterelles pour la journée, c’est pas lerche !

Tandis qu’il s’apitoie sur son ventre, j’inspecte l’arrière de la voiture. J’y déniche une gourde d’alcool et une boîte de bonbons à la menthe.

— A table ! dis-je en divisant les bonbons en deux lots rigoureusement égaux (comme un alter). Clappons ces sucreries, buvons un coup de gnole, ensuite nous dormirons pour attendre la nuit.

— Et après, mon enfant ? ricane Sa Redondance. Hein, et après, dites-moi tout : avec le doigt ou avec le zizi.

Je m’enquille une formide lampée de tord-boyau : alcool de riz à l’arrière-goût de merde. Ce faisant, je dois relever la tête pour biberonner. Ce qui m’induit à apercevoir un véhicule s’acheminant dans notre direction.

— On vient ! dis-je.

Le Gros m’arrache la gourde pour s’allaiter à son tour.

— Eh ben, on n’a qu’à viendre, répond-il.

Et il tapote la mitraillette toujours accrochée à son épaule.

* * *

Il s’agit d’un camion.

Véhicule poussif et déglingué qui ronronne misérablement au dur soleil de la plaine.

D’après ce que je peux distinguer : il y a deux hommes dans la cabine avant, et deux autres, debout sur le plateau vide, qui se cramponnent au toit de la cabine.

Des ouvriers venant travailler aux salines après la sieste, probablement.

Inoffensifs personnages. Je les regarde approcher. Leurs bleus de travail sont encroûtés de sel, de même que leurs casquettes dépenaillées.

Moins truffes que moi, ils stoppent leur camion sur une langue de sol ferme et mettent pied à terre. Ils nous ont vus et se pointent en jacassant.

— Planque ta seringue, Gros, recommandé-je, inutile de leur filer le traczir.

Bon, les quatre z’ouvriers s’annoncent vers nous, lestés d’outils propres à leur besogne.

Ils s’adressent à nous en thaï. Qu’autant pisser dans : un violon, un piano, une contrebasse à cordes, une cithare (pourquoi viens-tu, cithare ?), une mandoline, un banjo et quoi encore ? T’as qu’à ajouter, moi je fatigue.

Aucun d’eux ne parle : anglais, ni allemand, ni français, ni espagnol, ni italien, ni rien qui ressemble à un dialecte convenable, propre à des échanges d’idées, voire seulement à des récriminations ou à de simples injures.

Ils nous désignent la Land’Rover en perroquant à qui mieux-mal.

Et je leur mimique la confirmation de ce qu’ils demandent : « Ben oui, on est venu s’embourber dans leur salinguerie. Oh, non, y a pas mèche de nous dessaler à la main, même qu’on s’y collerait les six ; tu penses : une tire de ce poids, enfoncée maintenant jusqu’au bouchon de radiateur ! Bons baisers, à mardi ! Mais avec l’aide de leur camion, faut voir…

Gentils, ils trouvent un filin. Mettent leur Micmac Diesel en posture. Le pauvre véhicule, déjà bon pour le Pont-aux-Dames des camions, renâcle. Il patine sur place. Il fume noir. Il tousse, il branliche. Que dalle !

Je fais signe au chauffeur de me laisser sa place au volant. Ce à quoi il consent volontiers.

— Détache le filin, Gros, et saute sur le plateau arrière, on va décarrer ! avertis-je.

Les gentils saliniers se demandent à quoi on veut en venir. Ils pensent qu’on va entreprendre une manœuvre d’un autre genre, ce qui n’est pas tout à fait erroné.

C’est quand ils voient filocher leur vieux taczingue, avec Béru, assis à l’arrière, les jambes pendantes, et qui leur envoie des baisers, que ces pauvres mignons réalisent notre coup d’arnaque.

Ils se mettent à nous galoper au fion.

Ils vont si vite, et le camion si lentement qu’ils nous rattraperaient peut-être si le Mastar n’avait la présence d’esprit de leur montrer sa mitraillette.

Ils stoppent aussitôt et se mettent à discuter, se disant probablement que cette mésaventure ne manque pas de sel.

Rien de plus difficile au monde — à part ce que tu sais — que de faire de la vitesse à l’aide d’un véhicule qui n’avance pas.

Ce camion, tu parles d’une épave ! Il aurait sa place dans les chefs-d’œuvre en péril, espère ! Ne tient sur ses quatre roues que par habitude. Le moteur et le châssis sont brouillés, de même que ce qui subsiste de carrosserie. Les moyeux faussés permettent aux roues d’écrire 8888 dans la poussière des routes. Il fume comme la chatte d’une pétasse trop achalandée, en produisant un bruit de batterie de cuisine lancée dans un escalier. Mais quoi, il roule encore, et c’est l’essentiel.

Je regagne la grand-route. Vire à droite au pif, sans trop savoir où elle va nous conduire ; d’après la position du soleil, l’âge de mes artères et les poils jaillissant par grosses touffes broussailleuses des oreilles de Bérurier, j’estime que nous devons nous digérer vers Bangkok. J’ai voulu dire « diriger », mais la faim m’égare. Et comme je souhaite rallier Bangkok à ma page blanche, il est bon de se dire qu’on est sur la route de Bangkok, je ne sais si je me fais bien comprendre ?

Je continue.

Mais pas longtemps.

Parce que, une fois franchi un village, et comme nous atteignons une intersection de routes, qu’apercevons-nous, effervesçant à ce carrefour ?

Une grouillade de flics coiffés de casques blancs, plus une fourgonnette sommée d’une haute antenne, et des voitures marquées « Police », en occidental d’un côté, en oriental de l’autre.

Que faire ?

T’as l’air con, quand t’es blanc, avec les yeux clairs, grand avec le nez aquilin, dans un pays où tout le monde est petit, jaune, avec le regard mince et noir et le pif plutôt camard. Et en plus d’avoir l’air con, t’en mènes pas large lorsque tu sais que ce déploiement policier a été constitué en ton honneur.

Des véhicules de tout genre sont stoppés en file indienne (bien que nous soyons en Thaïlande).

Le gars Béru renfrogne.

— Tu croyes pas qu’on devrait faire demi-tour ? il murmure.

— Comment veux-tu que j’exécute une telle manœuvre avec cet os, au milieu de la route ? De plus, ça attirera l’attention et on se fera courser.

— Il est pas question qu’on va enfoncer leur barrage ! Un gamin de quatre piges nous rattraperait avec son tricycle !

— Je sais.

Silence. A peine troublé par le pépiement des zizes dans le ciel bleu d’Auvergne et par le court halètement des bagnoles au point mort.

— Faudrait qu’on va descendre, préconise Sa Grandeur ; et ensuite qu’on s’paye un p’tit canter à travers champs.

Je commence par exécuter la première partie de son plan ; à savoir que je déboule de mon siège défoncé. Mais au lieu d’enfuir, je vais soulever le capot du camion et, mettant une deuxième fois dans la journée ma vessie à contribution, je lancequine sur le moteur. La fumée qui s’en dégage, pour lors, tu croirais celle d’un haut-fourneau. Je fais signe aux bagnoles arrêtées derrière moi de me doubler. Elles obtempèrent.

On a l’air d’être en panne, ainsi stoppés sur la route, capot levé, moteur dégorgeant.

Le Mastar qui est venu me rejoindre et qui a compris ma manœuvre approuve.

— D’ac, fait-il, on s’rait chinetoques, on aurait un’ chance de s’en tirer. Mais y vont bien nous asperger, d’loin, les roycos. Les blancos sont pas région dans le pays.