J’essaie tout de même de me familiariser avec le canot. Béru n’a pas totalement suivi mon conseil, au lieu de se cacher sous les choux (t’as vu comme je leur fous bien un « x » au pluriel, à ceux-là ?) il les bouffe.
Les croque voracement, herbivore accidentel, nécessité fait loi au lieu de lard. Tant pis.
Brusquement, à un virage du canal, on découvre l’un de ces fameux marchés flottants qui font si bien sur les catalogues touristiques. La Thaïlande et ses marchés flottants, tu sais ? Faut dire que c’est coloré, pittoresque, pitoré, clitoresque, grouillandus.
Là, le klong s’élargit. Une vaste halle de bambou est plantée sur l’une des rives. Un pont en dos de bossu enjambe le klong. Sur le plan d’eau, un fourmillement d’embarcations, bord à bord (comme à Bora Bora). Dans chacune d’elles, une femme avec sa marchandise à vendre : là, il s’agit de légumes, là de viandes répugnantes, là encore de céréales, plus loin, de volailles, ou encore de fruits. Certaines proposent du café, tandis que leurs voisines vendent de l’huile de noix de coco.
La halle est consacrée à des articles de bazar. C’est plus huppé. On y trouve toutes sortes de choses évasives qui excitent la convoitise des touristes, toujours soucieux de ramener d’imbéciles trophées dont les critères dominants sont l’inutilité et le mauvais goût.
En découvrant cette foule jacassante, bigarrée (dans toutes les descriptions de foule, tu dois placer le mot bigarré, sinon t’es pas un vrai écrivain), une furieuse envie de faire demi-tour me biche. D’autant plus — faut que je te fasse rigoler — qu’il y a, sur l’arc du pont, nos motards réduits aux aguets.
Boudiou, ma tante Louise ! Quel vilain temps ! Pas mèche de retourner ! Mais comment font-ils, les gens d’ici, pour rentrer chez eux ? Leurs barlus sont plus longs que ne sont larges les voies canales. Tu crois qu’ils traversent la mer de Chine, puis le Pacifique, empruntent le canal de Panama, se paient l’Atlantique, passent par le cap de Bonne Espérance, pour remonter jusqu’au golfe du Bengale ? Oui, je vois pas d’autres moyens…
Bien entendu, les deux motards nous retapissent d’emblée. Ils sont viceloques, ces petits mecs ! Le regard à peine visible, mais voyant tout ! Ils déculent de leurs péteuses, sortent leurs pistolets. Moi, je fais ni une, ni deux : toute la gomme ! Le barlu fonce dans le marché flottant comme un camion sans freins chez un marchand de vaisselle. Ce carambolage, mon gamin ! Ça glapit de partout ! C’est la confuse noire ! La colique jaune ! La fièvre quarte ! Les barcasses télescopées chavirent avec leurs marchandes, et leur pauvre chargement. Les légumes se mettent à flotter sur l’eau verte. Les chapeaux de paille aussi ! Les canards ravis de l’aubaine s’escriment avec leurs patounes ligotées.
Dans ce tumulte, ce tohu-bohu, les flics ne peuvent pas tirer. Béru a cessé de bouffer pour nous frayer (nous effrayer plutôt) un passage dans le marché. Il écarte des barlus, cogne sur les mains des marchandes immergées qui essaient de s’agripper à notre canot (leur méthode d’agrippage (d’Aubignage) s’appelle « l’agrippe asiatique »). Il y va de la voix, s’ajoute à la cacophonie ambiante, Master Béru. Son organe généreux domine le brouhaha.
Bon, on parvient, vaille que vaille, à se dégager. Je fonce. Une fourche se propose : deux chemins d’eau. J’opte pour celui qui paraît se glisser dans la luxuriance d’une végétation semi-aquatique.
Des roseaux de cinq mètres soixante-six ! Des palétuviers ! Des palets, des laitues, des éviers ! comme chantait la mère Carton. Des arbres pleureurs, mais alors : inconsolables !
Je bombe à tout-va. Les motards ne peuvent pas nous filocher, étant donné l’embroussaillement des rivages.
Tout à coup, j’avise une immense propriété close de grillages, un peu comme chez feu Herr Hotik. J’espère qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle réserve de chasse ? Parce que, figure-toi que je viens de jeter mon dévolu sur cet endroit.
Une idée, comme ça…
J’accoste.
Ensuite de quoi, j’attache la barre du gouvernail de manière à la maintenir bien droite, puis je règle le moteur au ralenti et j’enclenche la marche avant.
Saute à terre sur les talons du Gravos.
Il a obéi sans mot dire ni maudire.
Je suis des yeux la barcasse qui part toute seule vers l’horizon, sur le klong rectiligne et désert.
Qu’elle s’en aille le plus loin possible !
Dans les circonstances périlleuses, il faut savoir vivre l’instant. A la minute la minute… Pas trop se préoccuper du futur.
D’ailleurs, le futur c’est quoi ? Du présent qui se précipite à ta rencontre, non ?
Alors, vis le présent, mon fieu ! Et vis-le bien !
Bérurier me fait la longue échelle pour que je puisse escalader le grillage.
Il essaie ensuite de le gravir tout seul. N’y parvient pas, ce qui m’oblige à user d’astuces. Elles sont simples. Je te donne la recette.
Pour deux personnes : prendre deux gros bâtons. En engager un à environ un mètre vingt du sol par une maille du grillage et le maintenir en se plaçant à califourchon sur l’extrémité demeurée dans l’enclos (prendre bien soin de placer ses testicules en biais pour ne les point meurtrir irréparablement).
Engager le second bâton à un mètre du premier et le tenir fermement de ses deux mains brandies. Conseiller à la personne de pratiquer l’escalade en se servant des deux échelons en question. Tenir bon. Servir avec un zest d’encouragement en cours d’exécution. Merci, tante Laure !
Et voilà le Gravos auprès de moi.
Des flonflons de musique guident nos pas.
Elle nous attire comme une bitte d’amarrage attire un homosexuel fatigué.
On traverse une roseraie admirable, pleine de roses, du temps qu’elle y est. Et pourquoi se gênerait-elle ?
La musique devient stridente. De quoi te faire regretter de posséder deux oreilles, avec tympans, pavillons (de grande banlieue) et toutim.
Ayant dépassé la roseraie, nous découvrons une vaste étendue hétérochose, plantée d’arbres, avec des constructions de style extrêmoriental : certaines petites, mais une très grande et d’où s’échappe la zizique mentionnée plus haut. On s’en approche. Il s’agit d’une espèce de cirque. Il est bondé de touristes internationaux : des blonds, des bruns, des blancs, des noirs, des Japonais naturellement, reconnaissables (d’Olonne) à leurs bouilles qui ressemblent à des plats d’offrande en cuivre et aux seize appareils photos dont chacun est habillé, plus le matériel complet : zoom, trépied, cellule, pétafineur de longue durée, grand angulaire, grand ongulé, grand enculé, tout, le reste, encore, beaucoup ! Qu’y faut une force air cul les haines pour trimbaler ce bigntz de partout, en tout lieu, quatorze heures par jour, y compris les jours fériés ; merde ; cette marotte de sous-nœuds : vouloir foutre la vie en conserve. La découper en images, putain de Dieu, mais à quoi cela correspond donc t-il dans leurs esprits avortés ?