Je lui viens contre, il me sourit, me condescend une main de cinq doigts admirablement entretenue et me désigne la chaise d’en face.
Il écluse un café serré, à petites gorgées d’Oriental.
— Dites-moi, mon cher ami, il y a belle lurette que vous n’avez pas pris de vacances, hé ?
Oh ! la drôlement bizarre question que voilà ! Et qui doit cacher un autre train.
— Une dizaine de mois, je pense, monsieur le directeur…
— Un grand, un beau voyage, dans les meilleures conditions, cela vous dirait ?
— Je suis toujours partant, monsieur le directeur. Je sais bien que pierre qui roule n’amasse pas mousse, mais il m’a toujours paru vain de vouloir thésauriser de la mousse. Cela dit, s’agit-il d’une mission ou de vacances ?
Il a un pincement de ses sourcils qui les met en posture d’envol, et puis ils refont du plané au-dessus de ses prunelles couleur de crachats polaires.
— Ni tout à fait l’une ni toutefois l’autre, mon bon. Avez-vous entendu parler des Etablissements Laguêpe ? Dessous féminins, gaines et soutiens-gorge ?
— Bien entendu, mens-je.
— Le p-d.g. de cette firme, Victor Héatravaire, est un vieil ami à moi ; chaque année, je vais tirer le faisan sur ses terres solognotes.
J’attends la suite.
Elle vient mollo. Visiblement, le Vioque est gêné d’avoir à formuler la requête dont je suis là pour l’entendre. Voilà pourquoi il m’a rancardé dans un troquet, et non pas dans la chapelle ardente de son bureau de souverain poncif. On fait dans l’officieux, ce matin. Le marginal confidentiel, l’extra-professionnel. Pas tellement son genre. Voilà pourquoi il se dissimule derrière le mot vacances, le place devant notre converse, comme un paravent devant un bidet. Un grand pudique, Pépère. Jésuitard jusqu’à l’os, le vieux chatophage, roi de la minette chantée selon certaines belles auxquelles il a pratiqué sa fameuse tyrolienne aphone de réputation mondiale.
— Le mois dernier, reprend Messire le King, Victor Héatravaire est parti faire un voyage en Extrême-Orient. Celui-ci était prévu pour une durée de quinze jours : Japon, Hong Kong, Thaïlande et retour. Il a passé six jours à Tokyo, quatre jours à Hong Kong d’où il a téléphoné chez lui à plusieurs reprises, et il a quitté l’hôtel Peninsula en début d’après-midi, le 24 avril, pour prendre un vol en direction de Bangkok où il a débarqué quelques heures plus tard. Un appartement lui était réservé à l’hôtel Oriental : il ne s’y est jamais présenté et depuis lors sa famille n’a plus eu la moindre nouvelle de lui. Nous nous sommes mis en rapport avec l’ambassade de France à Bangkok, laquelle a alerté les autorités. La police locale s’est livrée à une enquête. Tout ce qu’elle est parvenue à établir, c’est que mon ami a bel et bien débarqué en Thaïlande. On a retrouvé ses fiches de déclaration douanières rédigées de sa main. Mais il a été impossible de déterminer ce qu’il a fait en quittant l’aéroport. Aucun chauffeur de taxi ne se rappelle l’avoir chargé. Aucun hôtel ne l’a hébergé et il ne connaissait personne là-bas. Or nous sommes le 8 mai, San-Antonio. Vous jugez de l’inquiétude des siens…
Sur ce, il se tait car un homme s’approche de notre table. Un gars d’une petite quarantaine, assez beau, fringué urf, avec un air de se prendre pour tout ce qu’il y a d’important entre la reine d’Angleterre et le Bon Dieu de ton choix.
— Ah ! cher ami, je mettais le commissaire San-Antonio au courant de la situation, s’empresse le dirluche.
Et à mézigue :
— Je vous présente monsieur Jean-Michel Héatravaire, le fils de mon excellent ami dont le sort nous inquiète tellement. Rien de nouveau, Jean-Michou ?
L’autre répond d’une mimique qui lui mériterait un premier accessit de dindonnage au conservatoire de balourdise. Navrance, épuisement cérébral, désespoir surmonté, résignation en cours de formation, scepticisme quant à l’avenir, voilà ce qu’exprime sa gueule d’enfoiré grand luxe, habillé à la scène comme à la ville par ses parents.
— Vous avez déjà compris où je voulais en venir, mon bon ? reprend le Dabuche.
— Il me semble, monsieur le directeur, vous souhaiteriez que j’aille faire un tour à Bangkok ?
— Bravo ! dit le Vieux, soulagé d’être arrivé au bout de son propos.
Le loufiat vient prendre la commande du fils Machin, mais ce dernier ne se rabaisse pas à écluser dans un troquet. Lui, il boit des scotchs de trente ans d’âge dans des club-houses, aussi répond-il à la demande du serveur par une nouvelle mimique horrifiée qui met l’autre en fuite.
Je le défrime sans joie. C’est la toute superbe gueule de raie, qui, au premier contact, inspire l’antipathie. Le bambocheur grand style : nénettes coûteuses, bagnoles de play-boy, sorties mondaines. Jet society, comme ils disent, ces cons. Very high ! Papa a dû démarrer de pas grand-chose et se crever l’oigne au labeur, marner vingt heures par jour, mordre dans le lard, entreprendre, risquer, réaliser, édifier. Et bébé rose s’est pointé dans du satin. Il a eu droit aux cuirs rembourrés, aux pièces climatisées, à la coule douce.
C’est leur péché, les pères laborieux, de se fignoler des vauriens dont les creux de mains sont pleins de poils longs comme la barbe à Démis Roussos. Un défi lancé au sort qu’ils ont su dominer et vaincre. Ils révèrent leur descendance, la choient, l’enduvettent. C’est un peu comme s’ils se faisaient un cadeau par génération suivante interposée ; ils compensent leurs nuits blanches par les nuits roses de leurs garnements. Et bon, quoi, merde, la nature humaine est ainsi, qu’y peux-je ?
Le Jean-Michou déclare, sans me regarder :
— Il faut que nous sachions ce qui est arrivé à mon père. Mort ou vivant, il doit être retrouvé, car au plan des affaires la situation est intolérable.
Les affaires ! Bien sûr.
— Si vous preniez quinze jours de congé, San-Antonio ? suggère le Vieux. Naturellement, la famille Héatravaire couvrira tous vos frais.
Troisième mimique du grand con, pour dire qu’évidemment, il ne songe pas demander à un flic purotin de partir à ses frais.
Je hoche la tête.
— Je ne puis aller seul là-bas, il me faut Bérurier.
— Si vous le jugez utile, murmure le Vieux.
— Indispensable, tranché-je.
— O.K., laisse tomber le dédaigneux.
— En outre, je dois disposer d’un crédit très large, car une fois sur place, je pourrais être amené à engager des dépenses coûteuses, et il n’est pas question d’agir à l’économie.
Le Vieux s’émeut, peu habitué à ce langage. Il frémit et, s’adressant au fils Dugenou :
— Vous savez, Jean-Michou, le commissaire est un homme d’une totale intégrité, s’empresse-t-il, et il n’a pas l’habitude de jeter l’argent par les fenêtres, non plus que de faire sa pelote à la faveur de telles circonstances…
Le fils à papa Héatravaire renfrognise un brin. Le blé, il aime le claquer lui-même ; il tolère que des potes de partouzes ou des souris qui ont les seins plus hauts que les yeux lui donnent un coup de main, à la rigueur, mais point à la ligne.
Alors, il biaise un chouïa, bien marquer son manque d’enthousiasme :
— J’ai confiance en vous, dit-il au Dirluche. Ce qui implique qu’autrement sinon, il éprouverait plutôt de la défiance à mon endroit, le veau.
Je lui dédicace un sourire à reflets verdâtres, comme en ont les masques de Dracula.
— Monsieur Héatravaire, je susurre, j’aimerais que vous vous pénétriez bien d’une évidence, avant que nous n’allions plus avant dans ce projet : ce n’est pas moi qui suggère d’enquêter en Extrême-Orient. A vrai dire, la chose m’enthousiasme peu et quand monsieur le directeur parle de vacances, je trouve qu’il fait là un euphémisme de belle venue. Débarquer dans un pays dont j’ignore tout, pour essayer d’y retrouver un touriste disparu depuis quinze jours, passez-moi l’expression, mais ça n’est pas du biscuit. Alors vous allez me prendre deux allers-retours en first, me retenir deux très bonnes chambres à l’hôtel Oriental, qui est la perle de Bangkok du point de vue hôtellerie ; me remettre la contre-valeur d’un million d’anciens francs en monnaie du pays, et m’ouvrir un compte privé à l’American Express pour la durée de ce séjour ; ainsi vous sera-t-il loisible de contrôler mes dépenses. En outre, si vous êtes d’accord, je me livrerai dans la journée à une petite enquête préalable dans l’environnement de monsieur votre père.