— Tout.
— Comment cela, leur boulot a la même finalité, non ?
— Non, car ils ont eu l’astuce du siècle, mon Vieux.
— Ne me faites pas languir davantage, Timothée, mon amour.
— Une nuit, deux spécialistes se sont laissé enfermer dans le temple et, s’inspirant de l’astuce qui avait servi à neutraliser la cupidité des envahisseurs birmans jadis, ont coulé par-dessus une couche de plastique dorée qui se solidifie en quelques heures. Ils sont donc en train de découper la statue sous cette carapace qui, elle, ne bouge pas, comprenez-vous ? Travail minutieux, certes, mais de grand style. Il se passera probablement des lustres avant qu’on ne découvre la supercherie.
Je demeure sans voix. Mon silence est un coup de chapeau admiratif à l’astuce effectivement diabolique des pillards.
— Bien ficelé, n’est-ce pas ?
— Admirablement. Bon, et alors, que vient fiche l’I.S. dans cette galère ? Pourquoi ne pas affranchir tout bonnement le gouvernement thaïlandais de ce qui se passe ?
Brandson fait la moue :
— Le monde a trop tendance à se figurer que le Royaume-Uni et ses institutions sont en plein déclin… Nous avons conservé de beaux restes, vous savez ?
— Je le sais, fais-je gravement, je me moque beaucoup de votre pays, Brandson, pourtant je sais bien qu’il reste unique en son genre, et qu’il ne deviendra jamais la Principauté de Monaco, comme certains le prédisent.
Je le regarde au fond des yeux, avant de poursuivre :
— Vous avez décidé de laisser tirer les marrons du feu, n’est-ce pas ? Et ensuite de faire main basse sur le Bouddha ? Vingt millions de dollars, c’est toujours bon à encaisser.
Timothée émet un bruit sec et réprobateur.
— Nous n’en sommes pas encore à ramasser dans les poubelles du crime, mon ami. Simplement vous savez que le British Museum recèle les plus belles pièces de l’art ancien ?
— Receler est le mot, riposté-je, vous avez pillé la terre entière à l’époque de votre souveraineté. Ainsi, le Bouddha d’or est destiné au British Museum ?
— Juste.
— Et vous l’y installerez à la rubrique « Objets trouvés », ou « Don d’une bande de casseurs anonymes » ?
— Copie du fameux Bouddha d’or de Bangkok, simplement ; nous savons être modestes à l’occasion, partant du principe qu’il vaut mieux avoir dans son salon un vrai Rembrandt qui passe pour un faux, qu’un faux qui passe pour un vrai.
J’opine.
— Dites, Brandson, vous ne trouvez pas un brin dégueulasse de priver de l’une de ses merveilles un pays où seuls ses Bouddhas roulent sur l’or ?
Il éclate de rire.
— Si nous n’avions pas eu vent de la chose, cette œuvre d’art aurait été fondue au lieu de demeurer à l’état d’œuvre d’art…
— Et comment vont-ils évacuer les morceaux ?
— Dans des cercueils de Chakri Spân, la morgue est contiguë à la chapelle du bouddha.
— Décidément, le cercueil confine au mode de locomotion dans cette ville. Dites, vous ne redoutez pas la justice du ciel, collègue ? J’ai lu dans mon Guide Bleu qu’aucune statue de Bouddha ne doit quitter le territoire.
Brandson hoche la tête.
— Je suis chrétien, pas bouddhiste. Et même, commissaire, si je n’étais pas chrétien, il suffirait que je sois anglais pour mener à bien cette mission !…
Je m’incline, à la mousquetaire, saluant du chapeau que je n’ai jamais porté.
— Maintenant, expliquez-moi de quelle façon nous pouvons vous être utiles…
— Au moment de l’interception. Mes effectifs ici sont plutôt minces : trois hommes. Certes, nous bénéficierons de l’élément de surprise, mais les autres sont le double, sans compter qu’il y aura la main-d’œuvre de Chakri Spân dont il ne m’est pas possible de prévoir l’importance.
— Je vois.
Ça, très britiche : « I see ». Je see, donc je suis.
Je suis son homme. Mais ça va être coton.
— Le hic, c’est qu’ils ne vont pas attendre d’avoir découpé entièrement Bouddha pour l’évacuer. Ils vont le sortir par lots d’une centaine de kilogrammes chacun, je suppose, ce qui représente pas mal de voyages. Ces morceaux seront entreposés quelque part, j’ignore encore où.
— Je crois le savoir, moi, mon bon Timothée.
— Indeed !
— Yes. Si Chakri Spân est dans le coup, si l’évacuation s’opère à l’aide de cercueils en guise de containers, lesdits cercueils s’accumuleront tout bêtement dans l’entrepôt du bonhomme. Et une fois le vénérable Bouddha d’Or alpagué, comment le sortiront-ils de Thaïlande ?
— Par bateau ; un yacht privé appartenant à un Hollandais est mouillé non loin d’ici sur le fleuve.
Le timbre (à 80 satangs[9]) de la porte nous livre sa brève mélodie, crémeuse à souhait.
— Mon pote qui vient d’achever sa mise à jour, dis-je à Brandson, lequel s’est cabré en percevant le gong.
Je vais ouvrir.
Mes réflexes, jamais je ne saurai les apprécier davantage qu’en cet instant décisif (comme le mythe de). Un millième de seconde — et encore j’en rajoute pour faire plus vrai — me suffit à réaliser le topo. Un petit gredin en tea-shirt bleu, coiffé d’une casquette marine bleue, tient une sulfateuse braquée contre la lourde. A son côté : une méchante valoche de carton d’où il l’a sortie, car il ne se balade pas avec sa seringue dans la street. Je me jette de côté. Lui, il défouraille en éventail. Mécolle pâte, tu sais pas ? Attends que je reprenne mon souffle pour te raconter… Je virgule mon panard au hasard dans l’encadrement. Celui dont l’extrémité du soulier a été pourvu d’épingles par Béru. Je sens du dur à l’arrivée. Un gémissement bref. Et puis il y a échauffourée rapide. Une seconde salve. Béru apparaît, la mitraillette fumante dans les pognes, le calbute sur les pompes.
— V’là qu’est fait, annonce-t-il, et je ne sais s’il veut parler de sa grosse commission ou de la neutralisation de notre antagoniste. Je suppose que les deux performances ont été menées à bien.
En effet, notre agresseur est allongé pour le compte, avec un trou grand comme un cadran téléphonique au milieu de la poire.
— Une veine que les caczingues se fussent trouvés hors d’l’appart’ment, apprécie Bérurier.
Il dépose l’arme contre le mur et se reculotte posément, drapant son concombre fantasque dans les pans élimés de sa limouille.
Il considère notre copain Timothée d’un œil chagrin.
— Hé, dis don’ ; y paraît tout chose, ton Rosbif. Ces cons-là y z’ont beau digérer de la bouffe pas croyab’, y z’assimilent tout d’même pas les valdas.
En effet, Brandson a pris le plus clair de la salve dans les tripes.
Il nous agonise devant, sans ostentation, le regard perdu, la bouche serrée, et meurt sans avoir proféré une syllabe.
L’odeur de la poudre flotte dans l’air à la ronde. Grisante sur le coup, mais si âcre qu’elle ne tarde pas à nous faire toussoter.
— C’est qui, ce gonzier ? demande le Gravos en montrant le Jaune foudroyé.
Il n’espère pas de réponse ; la question, c’est presque à lui-même qu’il la pose.
— Un boy-scout de Chakri Spân, fais-je néanmoins. Tu penses bien qu’à force de fouinasser dans le secteur, Timothée a été retapissé. Chakri Spân devait le faire suivre. Quand on lui a dit qu’il se pointait ici, dans l’appartement de la petite Suzy dont notre marchand de bières s’était débarrassé, il a donné l’ordre d’allonger le mec.