— Y nous reste plus qu’à cavaler, hein ? Décidément, on n’est pas dans not’ meilleur quartier de la lune, soupire l’Enflure, juste au moment que c’Britiche allait p’t-être pouvoir nous sauver la mise…
— Il vient de nous sauver la mise, rectifié-je.
— En quoi f’sant, gros malin ?
— En décédant. Il nous laisse ainsi le champ libre.
— Je pige pas.
— T’inquiète pas, moi si. Je me comprends toujours à demi-mot. Allez, go !
— Où qu’on va réfugier ?
— Mais… à l’Oriental, mon brave Zorro, n’y avons-nous pas deux excellentes chambres et tous nos bagages ?
— Un peu de champagne, cher ami ?
Le chef de la police, l’excellent Raï Duku, me considère avec défiance. Il louche sur son auxiliaire (avoir) le cher Wat Chié.
Sans attendre sa réponse, je demande au room service de nous monter une boutanche de Dom Pérignon et quatre verres.
Ces Asiatiques, leur force, c’est le self-contrôle. Ainsi, ce haut fonctionnaire n’a pas hésité à répondre à mon appel. Il s’est pointé, flanqué de Wat Chié et de quatre autres poulets en armes. Je l’ai reçu civilement. Les archers, sur son ordre, attendent dans le couloir. Bien que nous soyons traqués par toutes les polices, Duku continue de m’accorder une certaine considération.
Je lui ai fait un récit circonstancié de tout ce qui vient de se produire, sans omettre le moindre détail. Plus tard, j’irai la chanter dans les cours, cette histoire, tellement je la sais par cœur.
— Mon cher collègue, reprends-je, je viens de communiquer par écrit la relation de ces faits à l’Ambassade de France. Si vous ne garantissez pas notre rapatriement dans les meilleures conditions, ce scandale sera connu du monde entier et je vous laisse apprécier les conséquences. Par ailleurs, j’exige que vous mettiez fin aux activités de Chakri Spân, d’une manière ou d’une autre. Je ne vous cache pas que je suis plutôt partisan de l’autre, car cet homme n’a pas le droit de vivre. Ses crimes contre l’humanité et contre la religion le rendent intolérable. Comme, par ailleurs, il n’est pas impossible qu’il ait corrompu certains personnages du Royaume, il me paraît que, plus vite il sera muet, mieux cela vaudra pour beaucoup de monde.
« A votre place, je provoquerais, cette nuit même, un conseil au plus haut niveau, et je m’arrangerais pour que votre marchand de cercueils termine la nuit dans l’un d’eux. Je connais les grands princeps de votre religion. Le sacrilège relatif au divin Bouddha d’Or est inexpiable. Bien que catholique, je sens que Bouddha m’a à la chouette. Je viens de faire quelque chose pour lui, il fera je n’en doute pas quelque chose pour moi, car tous les Dieux renvoient l’ascenseur. Cela dit, je souhaiterais rentrer à Paris dans les meilleurs délais.
Raï Duku continue de réfléchir. Son subordonné attend qu’il traduise.
On nous apporte le champagne, je le sers moi-même, avec assez de verve.
— Vous pensez que M. Chakri Spân a tué personnellement cet Allemand, dans l’hôtel ? finit par murmurer mon terlocuteur.
— Naturellement. Il avait rendez-vous avec lui et, pour des raisons X, Brandt s’est fâché, a menacé de révéler le pot aux roses concernant les safaris humains. L’autre a pris peur et s’est débarrassé séance tenante de ce fâcheux client.
— Mais pourquoi l’Allemand se serait-il mis en colère ?
— Je l’ignore. Pendant que j’y pense, il tenait quelque chose dans le creux de sa main. Mon zélé collaborateur ici présent…
Courbette, assortie d’un pet, du collaborateur auquel la cuisine locale occasionne des flatulences.
— … a aperçu ce petit objet…
Je vide mes vagues l’une après l’autre, retrouve le petit disque de jade et le propose à Raï Duku.
Mais il ne s’en saisit pas.
Tu sais quoi ?
Alors là, je vais t’en boucher une drôle de surface portante…
Ayant considéré la rondelle de jade, Raï Duku se jette à genoux devant moi et se prosterne à toute vibure, des chiées de fois ; on le brancherait sur une dynamo, il dégagerait de l’électricité.
Son auxiliaire (être) s’hâte de l’imiter.
Comme leur manège se prolonge pendant un bout de moment, je finis par choper le tournis.
— Voyons, repos ! Le champagne va chauffer ! leur dis-je.
Ils continuent de marionnetter un instant sur leur aire, enfin ils reprennent la position verticale, puis la position assise.
Raï Duku sort sa pochette de soie et l’ayant développée, la dépose sur le disque que je tiens dans ma paume. Ensuite il m’oblige le poignet à un mouvement rotatif de manière à recueillir sa capsule.
— De quoi s’agit-il, patron ? questionné-je.
Il balbutie :
— C’est la clé sacrée du Bouddha d’Émeraude de Wat Phra Keo, celle qui livre accès au vestiaire où sont déposés les vêtements d’or et de diamant qu’on met à la statue selon les saisons. Mais, sacré bon Bouddha, on allait donc piller toutes les richesses religieuses de mon pays ! Cet Allemand n’était pas un chasseur d’hommes — ou alors occasionnel — mais un chasseur de joyaux ! Et ce Chakri Spân livrait le patrimoine thaïlandais à l’étranger ! Ah, merci, valeureux commissaire San-Antonio. Sa Majesté sera mise au courant de votre héroïque conduite et il est probable qu’elle vous décorera de l’Ordre de la Blhé Nô Ragi pour services rendus à la nation.
Il me donne l’accolade, en guise d’acompte, et sort, suivi de Wat Chié, en tenant à bout de bras le disque de jade dans sa pochette.
Je lis l’édition anglaise du Bangkokien Libéré au bord de la piscine, en éclusant un jus de noix de coco. Very good. Le fruit est encore dans sa cangue verte, on y a percé deux trous et je pompe le douceâtre breuvage à l’aide d’un chalumeau (oxhydrique).
Sur le siège voisin, Béru en fait autant, sauf qu’il a prié le barman d’injecter cinquante centilitres de calva dans le lait de coco pour « le muscler » Magloire.
— Les nouvelles sont fraîches ? interroge le Gros, avec le ton d’un qui s’en fout.
— Plutôt brûlantes, mon Gros !
Je lui présente la une du baveux. Sur quatre colonnes, on peut y voir la photo d’une grosse bagnole consumée. Titre : « Tragique accident de la circulation, cette nuit : le célèbre industriel Chakri Spân meurt carbonisé dans sa légendaire Rolls. »
L’article qui accompagne, je m’en torchonne. Littérature. J’en fais de la pareille à longueur de matinée. Mais, bon, tout est well qui finit well, aurait dit ce pauvre Timothée.
A cet instant, le haut-parleur de l’hôtel :
— Monsieur San-Antonio est demandé à la réception.
Allons, bon, quoi encore ? On ne va pas me casser les claouis jusqu’au départ de l’avion !
En maugréant, je me rends dans le hall. Et qui vois-je, gigantesque, massive, pipe aux lèvres, près de la caisse ? Tu viens de le deviner in extremis, en chaud latin que tu es : Mrs. Goodyeard, en effet. Saboulée en officier de commando pendant la guerre contre le Japon : tout en kaki, avec des épaulettes, des poches poitrine et pas de poitrine dessous.
— Hello ! me lance-t-elle.
Pas contrariant, je lui réponds « hello ».
— Vous n’étiez pas ici, hier ? m’annonce la virago.
— Je sais, fais-je, on m’avait convié à une partie de chasse.
— Quelle horreur ! Ce sont les chasseurs qu’il faudrait abattre !
— Aussi, est-ce bien ce que j’ai fait, certifié-je. Vous aviez quelque chose à me dire, chère madame ?