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— Dès demain, si possible, réponds-je.

Et je demande au rejeton de la gaine Laguêpe :

— Etes-vous marié, monsieur Héatravaire ?

Il en reste coi.

— Je ne vois pas le rapport…

Je le fixe en souriant, le regard probablement inquisiteur et énigmatique. Il est con, mais il sent parfaitement que je ne peux pas le souder.

Il finit par arcticuler (car il a la voix polaire) :

— Je suis divorcé.

— Vous n’habitez pas avec votre père ?

— Non : mais dans le même immeuble.

Voilà qui est marrant, non ? Papa, sa vieille maîtresse, son grand fiston, tout ça vit sous le même toit. A des niveaux différents, mais sous le même toit. La ruche, quoi !

— Quel est le nom de la personne qui partage la vie de votre papa ?

J’ai usé exprès du mot papa, parce que, s’appliquant aux Héatravaire, il implique confusément quelque chose de péjoratif. Jean-Michou est un fils à papa. Et rien que. Sans papa, il gratterait dans un burlingue, ou bien ferait l’élevage de l’abeille dans un village abandonné de Haute-Provence, en compagnie d’une gonzesse mal lavée…

— Mme Clarisse Clarance.

Ça fait sociétaire de la Comédie Française au siècle dernier, un blaze pareil ! Je l’entends bramer Phèdre devant la rampe, la vioque.

— Eh bien ce sera tout, monsieur Héatravaire. Du moins pour l’instant. Donnez-moi les numéros téléphoniques me permettant éventuellement de vous joindre à toutes heures du jour et de la nuit, car le décalage horaire est vicieux.

Il m’allonge trois numéros : son fil privé, celui de son bureau, plus un autre qui doit appartenir à une camarade de sommier promue grande favorite pour l’instant.

Je me lève et serre leurs mains distinguées et un peu moites. Dehors, devant une porte cashère (l’immeuble est habité par un rabbin) une Ferrari rouge-cul-de-singe est stationnée à la diable. Je te parie un coup de pompe dans le cul qu’elle appartient à Jean-Michel Dunœud.

Bon, et alors moi, je looke ma montre. J’hésite sur quel pied danser. En choisis un et mets le cap sur Villejuif.

* * *

Je te narre depuis le bar de l’hôtel Oriental de Bangkok… Je réminisce en buvant j’ignore exactement quoi d’alcoolisé ; ce qui est idiot, qu’un jour vient où ton foie tu connais, irrémédiablement. Tout se paie. La vie ne fait pas de cadeau. C’est une saloperie usurière : elle inscrit tout, ajoute les intérêts, plus les intérêts des intérêts, et quand elle te présente la note : pardon, ça crache !

— A quoi t’est-ce tu gamberges ? s’inquiète Mister Dodu.

D’un geste en chasse-mouche-tsé-tsé, l’enjoins de pas faire chier le marin. Les méditations, ça se respecte.

Il résigne à commander un autre godet en guise de ma réponse par venue[2].

Et je retourne par la pensée à Villejuif-les-bains.

L’usine, pardon : la manufacture, c’est écrit immense et noir au fronton, du père Héatravaire. Ça dit comme ça :

« Etablissement LAGUEPE »

Manufacture de sous-vêtements féminins.

Féminins, j’aime. Allié à sous-vêtement, ça te remue déjà sous les burnes.

Ce qui surprend quand tu pénètres, c’est une sorte d’apathie. Je sais bien qu’il est tantôt midi et que l’apathie vient en mangeant, mais une pareille déroute. Le silence, tu comprends ? Une manufacture, fût-elle futile voire de Saint-Etienne, est génératrice de brouhaha. Or, laguche, c’est moins bruyant qu’au cimetière Montmartre.

Je passe devant la boutique du gardien et personne ne m’interpelle. Je vais au bâtiment, gravis un perron conduisant à une double porte vitrée marquée « Bureaux ». Pousse le vantail de droite et me retrouve dans un hall qui fait songer à celui d’un hôpital de province perdue d’avant la guerre de Septante.

Un guichet vitré, mais personne derrière.

Et non seulement personne, mais de plus : rien. Une pièce vide. Désolation ! Des toiles d’araignée festonnent de-ci et même de-là.

Je pénètre plus avant. Me semble percevoir un bruit de converse derrière une lourde. Je toque. Une voix brutale me conduit à entrer. Je me trouve dans un vaste bureau vieillottement arrangé en cabinet directorial. Un burlingue, dit ministre, des fauteuils recouverts de cuir à l’anglaise, au mur une immense photo dans un cadre mouluré représentant la première version de la Manufacture Laguêpe, attendrissante de modestie. Un canapé du même cuir que les fauteuils, des classeurs en acajou surmontés de bustes et de torses féminins en plâtre de Paris (ou banlieue). Plus un gigantesque tapis plus râpé que persan, et tu as une idée sommaire du lieu. Ajoute deux très grandes fenêtres affublées de rideaux raides de poussière et tu sauras vraiment tout. Ces fenêtres permettent une vue imprenable sur la vaste cour de la manufacture où sont rangés quelques automobiles et des vélomoteurs.

Derrière le bureau, un vieux mec parle en gesticulant comme un qui serait énervé ou alors italien. Il a les cheveux blancs rejetés en arrière, une petite gueule triangulaire toute ridée, tu me suis ? Il roule les « r » en jactant et, de sa main libre bat un ra sur son sous-main de cuir à l’aide d’une règle métallique.

Il finit de dire à son interlocuteur que « bon, très bien, il va voir ça et le tiendra au courant », raccroche, braque sur moi deux yeux clairs de brave homme dont l’intelligence ne l’empêchera pas de dormir la nuit prochaine, et me dit « Oui, monsieur ? » avec la visible envie d’en savoir plus sur les Français qui bougent.

Je n’y vais pas par quatre chemins, n’étant pas cardinal, et lui présente ma carte professionnelle.

Il opine.

— Je suppose que ça concerne le silence de Victor ? me demande-t-il, très pertinemment pour son âge, j’en conviens.

— Exactement, fais-je en prenant place en face de lui. Vous êtes un collaborateur de M. Héatravaire ?

— Son bras droit et son meilleur ami, précise mon interloc, nous nous connaissons depuis la communale.

Il a la mine chagrine, tout soudain, tristette en plein, de songer à son pote-patron disparu dans la nature asiatique.

— Vous avez une opinion à propos de ce silence ? attaqué-je.

Il hausse les épaules, lisse ses blancs cheveux d’une main qui sucre un peu.

— Pas la moindre, il n’était pas dans les habitudes de Victor de nous laisser sans nouvelles très longtemps ; d’ailleurs, il s’absentait rarement.

— Vous lui connaissiez des ennemis ?

Mon terlocuteur lève ses bras au plafond et je remarque qu’il les a extrêmement courts : bras de poupée en inharmonie avec le reste du corps. Il roule tellement les « r » qu’à tout bout de phrase je crains de le voir déraper sur sa conversation.

— Victor n’a jamais eu d’ennemis, parce qu’il n’a jamais laissé le temps à personne de devenir son ennemi. C’est un battant, ancien rugbyman, il jouait dans l’équipe d’Oloron-Sainte-Marie comme pilier.

Il évoque avec encore de l’admiration dans la voix trémolesque. Lui, crevure, physiquement bon à moins de nibe, un peu nabot, ne pouvait qu’encourager des tribunes.

— Quel est votre nom, au fait ? je demande.

— Alphonse Dadet, récite-t-il, toujours en roulant les « r », bien que son surname et son christian name n’en comportassent point.

— Parlez-moi un peu de la vie privée de votre ami, là, d’homme à homme, monsieur Dadet, demandé-je avec un franc sourire plein de « vas-y, mon grand, dis-moi tout ».

Il hoche la tête.

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2

Tu te rends compte comme je m’exprime maintenant !