— Oh ! lui, vous savez… solide vivant, bien vivant, bon vivant… Il a une vieille amie qu’il garde par habitude ; un fils qui n’en fiche pas la rame, quelques copains avec lesquels il joue au golf, ce qui est devenu sa passion. Il aime la bonne bouffe, se paie de temps à autre une petite pétasse ; à part ça, je ne vois rien à signaler.
— Les affaires ?
Là, mon nabot (tiens, pourquoi ne l’ai-je pas appelé Léon ?) fait la grimace.
— Vous savez, elles ne sont pas brillantes. Depuis quelques années, les dessous féminins sont en voie de disparition. Les gaines, n’en parlons plus ; excepté quelques grosses charcutières de province, qui donc en met ? Pour les soutiens-gorge, c’est pareil, ces dames se baladent avec les loloches en chute libre sous leurs ticheurtes, et même, si je vous disais, elles renoncent aux slips, les salopes, se contentant d’un kleenex à l’entrejambe du jean. Nous vivons nos ultimes instants. Quand vous êtes arrivés, je discutais précisément avec le directeur de la banque qui nous somme de ne plus laisser davantage en rouge notre compte. Mais comment voulez-vous que je le repasse au noir, ce compte, moi ? Nous avions cent dix ouvriers naguère et il n’en reste plus que huit aujourd’hui, dont trois sont chargés de l’entretien des locaux et deux en chômage !
— Comment réagissait M. Héatravaire devant cette situation ?
Alphonse Dadet me décoche une aigre grimace.
— Je ne sais pas si c’était un effet de l’âge, mais il paraissait se désintéresser de la question. Je crois que son fils l’a beaucoup déçu et qu’il a renoncé à se battre pour lui. Quand je l’entretenais du critique de notre position, il me répondait « Que veux-tu que j’y fasse, Alphonse ? Je suis né pauvre, je mourrai donc pauvre, ç’aura été une belle aventure, je finirai mes jours en vivant de souvenirs et de pain sec ! » Et puis il riait ! Et il s’offrait un voyage en Extrême-Orient, par-dessus le marché, charmant, non ?
Vachetement amer, le Petitout. La galère prend l’eau de toute part et il est seul à ramer encore, tout en sachant que c’est foutu. Tandis qu’il subit les ultimatums (de Savoie) des banquiers et des fournisseurs, son pote, le vaillant gagneur, va se baguenauder les couennes à l’autre bout du monde, merde ! Merci bien, on comprend son aigreur à ce petit Dadet. Le sous-fifre héroïque, attaché au gouvernail afin de sombrer avec le barlu. Digne de l’amitié et de la confiance de Victor Héatravaire jusqu’à son dernier souffle. Ensuite, il retournera dans la petite baraque héritée de sa mère à Oloron-Sainte-Marie (priez pour lui !) et il remâchera ses nostalges en regardant les cimes enneigées des Pyrénées (car il y en a encore, quoi qu’on prétende).
Je le laisse pour aller rendre visite à dame Clarisse Clarance, l’élue de cœur du disparu.
Elle est à table lorsque je me pointe et vient m’ouvrir, sa serviette à la main, tandis que son dentier funambulesque continue de clapper en rongeur herbivore un morceau de barbaque pour lequel il semble inapte.
C’est une vieille peau mistifrisée, avec des cheveux bleus, des lunettes qui lui pendent sur la poitrine, maintenues par une chaînette d’or, des rides en quantité industrielle, et des lèvres qui restent en coups de serpe bien qu’elle les ait surchargées d’un ravissant produit cyclamen. Triste frime que celle de cette personne. Si les morts pouvaient être chiants, elle aurait l’air d’être morte. Seulement ses petits yeux sont agressifs, de même que sa voix et elle cause pour dire des désagréabilités notoires.
— Qui êtes-vous et qui vous permet de rendre visite aux gens à l’heure du déjeuner ? me décoche-t-elle comme une volée de flèches dans un film de Peaux-Rouges.
Je lui montre ma carte.
— Je suis chargé d’enquêter sur la disparition de M. Héatravaire, madame.
— Moi, je suis à table, riposte-t-elle.
— Et moi, je suis pressé, surenchéris-je.
— Qu’espérez-vous en venant ici ? Le dénicher dans ma garde-robe ?
— Pas exactement, mais du moins obtenir certains renseignements qui me permettront d’orienter mon enquête.
Elle hausse les épaules.
— Votre enquête ! Ne vous fatiguez pas, va. Ce gredin est tout simplement en train de s’en donner à cœur joie avec une gourgandine de là-bas. Il paraît que la Thaïlande est le pays des catins. On les prend au berceau, là-bas, et on les forme dans des institutions spécialisées. Coureur comme il est, ce chaud lapin se sera précipité dans une maison de plaisirs où il batifole à s’en vider les testicules pour tout jamais. Allez, au revoir, monsieur, l’émincé de veau n’attend pas.
Et elle me claque la porte au nez…
— T’as vraiment l’air en plein coaltar, s’inquiète le Gravos. C’est la chaleur qui te fait c’t’effet ?
Je reviens à moi, à lui, à nos moutons, si mignons…
Voilà, telle fut la journée d’avant-hier.
Le lendemain, nous sommes partis, Béru et moi. Escale à Bombay. Et puis on arrive ici, on s’installe, et à peine que, voilà qu’on manque prendre des défenestrés sur le coin de la gueule.
Drôle de pays, non ? Où il pleut du mec !
Ce qui s’impose à toi, avant toute chose, à Bangkok (de bruyère) c’est le bruit. La circulation est inouïe, et je pèse mes mots pour ne pas dépasser la dose prescrite ! Ce vacarme, mes frères ! C’est dense, ardent, pétaradant, grouillesque. Ça tonitrue, vocifère, mugit pis que ces féroces soldats qui viennent jusque chez Gainsbourg égorger nos femmes et nos tympans ! Les moteurs à deux temps et trois mouvements s’en donnent à pleins avertisseurs. Tu respires un air surchauffé, saturé de vapeurs d’essence, que merde, vivement qu’ils aient asséché leurs saloperies de puits avec leurs frais derricks d’art, qu’on retrouve enfin les chars à bœufs feignants !
Au bout de vingt pas tu es en nage. Au bout de cent, en âge de te faire admettre dans un hosto de gériatrie pour liquéfaction des cellules. Les bagnoles pourries déferlent comme si elles accomplissaient des numéros de stock-car. Rodéo permanent ! Ça double à droite, à gauche, par-dessus, ça queue-de-poissonne, ça tintamarre (au diable[3]). Les immeubles ne dépassent pas deux étages, sauf imprévu. Les boutiques sont tristettes, mais le populo semble tout joyce d’être au monde et d’y voir clair à travers les fentes de ses stores.
Nous suivons l’une des deux rues principales dont je ne te dis pas le nom, qu’à quoi bon je vais me faire chier la bite à compulser le plan de la ville, si ? D’ailleurs, t’es comme moi : tu l’oublieras tout de suite. Quand je vois mes choses-frères consciencieux qui te potassent tout à bloc, pas dire de connerie, qu’on ne puisse les prendre en défaut. Tout bien, alors que le lecteur s’en torche le rectum et sa périphérie ! Que le plus simple, selon moi et saint Matthieu, c’est de dire n’importe quoi qui te passe par la tête, vu que ce qui me passe par la tête, à moi, est bien plus passionnant que ce qui passe par les rues de Bangkok, espère ! Et je peux t’en répondre, ayant eu l’occasion de comparer. Juste je te raconterai des petits trucs de-ci et là pour la couleur locale. Par exemple qu’on voit passer un troupeau de bonzes, rasibus du crâne et d’orange vêtus, tu vois ? Very Nice comme on dit sur la promenade des Anglais. Très very joli, coloré. Un orange éclatant, lumineux, soleil, quoi, pour bien préciser. Et puis la circulation que je te faisais état y a pas vingt lignes se compose en grande majorité d’étranges véhicules à trois roues, à bord desquels des chiées de gonziers s’agglutinent. Et puis les vélomoteurs, et les taxis fous. Et même, tiens-toi bien, y a du tangage : un éléphant rugueux, voyageur lent et rude, comme disait M. le comte (de Lille), avec pour cornac un beau gamin aux pieds nus, juché tout là-haut sur la raie du milieu de la bestiole, et rigoleur d’à pleines dents blanches. Et l’éléphant pénardos, sur le trottoir… Des choses, quoi, pour cons-kodak de passage : clic clac ! Mais y a pas de quoi se faire une infusion de doigts de pieds.
3
Dans celui-ci je suis décidé à ne pas te faire grâce d’un calembour, d’un jeu de mots ou d’un à-peu-près, ma vache. Parce que j’ai compris : c’est pas la peine de te chiader de la littérature : ça te fait bâiller.