On marche cinq ou six minutes puis, terrassés par la chaleur et le boucan, on décide de se payer un bahut. Je lève la main. Aussi sec, une petite Datsun (parce que les Japs ne permettent pas à ceux d’Extrême-Orient d’acheter, fût-ce un bouton de braguette, ailleurs qu’à Tokyo-les-bains-de-foule) s’arrête à cinq cents mètres : le temps de freiner.
Ravagée de la cave au grenier, la Datsun. Putain d’elle, ces haillons de ferraille qu’elle constitue, la pauvrette. César aurait à la compresser, il obtiendrait juste un petit passe-thé (de campagne). Bon, on s’y jette nez en moins. Béru achève d’écraser le semblant de banquette dépenaillée. Se prend un ressort dans le baigneur, l’artiste : un mahousse, à boudin, tout vibreur comme une pine d’âne. Son bénouze en est trucidé. Il égosille. Moi, pendant qu’il se colmate le Mazarin, je tâche d’expliquer au man-driver qu’on se rend à l’hôtel de police. Cézigue, tout mignard sur son siège, tu le croirais atteint de coliques frénétiques. Il tressaille, fibrille, grouillasse à son voltock, ce petit nœud jaune. Comprend balpeau d’anglais, bien que faisant semblant de le jacter en répondant yes sœur quand tu lui dis do you speak english. Il est beurré d’illusions, mister Magot. Des tas de gens sont pareils : se vantant de tout, et croyant dire vrai, et puis, mis au pied du mur, s’avérant (pas correct, mais fume !) bons à nibe, à zob, à rien ! Police, ça, il veut bien, mais c’est le côté Maison-Mère de la chose qui lui échappe. Je lui fais des dessins, il opine. On démarre en fusée Cosmos. Cap Carnaval ! En route ! Et mon Béru de bieurler de plus rechef. Faut dire qu’il y a un trou large comme un couvercle de lessiveuse dans le plancher de la guinde et qu’il a les targettes sur la chaussée, le Gravos.
— Eh dis, merde, j’y vais à pied ! il hurle.
Je le remonte in extremis, grâce au peu de latin dont je dispose. Il loge ses cannes sur le dossier de la banquette avant, ce qui est bon pour la circulation du sang, et aussi pour celle de la rue Chose-Truc.
Franchement, Bangkok est une ville immense ; et vraiment c’était pas la peine.
Pourquoi construire des villes de cette ampleur puisqu’elles sont dénuées d’intérêt, comme dirait Sa Majesté ? Ils sont cons de coaguler ainsi, les hommes. Quand c’est pour faire Paris, Londres, Rome ou Rio, bon, je conçois et opine. Mais des bleds casse-couilles, qui te font tressauter la cervelle et te donnent envie de gerber, hein ?
Bref, après des tours, contours, fausses manœuvres, risques en tout genre, on finit par débarquer devant un bâtiment blanc au fronton duquel flotte le drapeau thaïlandais, qui n’est pas sans rappeler le nôtre puisqu’il est bleu blanc rouge, lui aussi, mais en traviole (une bande rouge, une blanche, une bleue, une blanche, une rouge, regarde sur le Larousse, c’est assez classique, de bon ton, moi je trouve ; pour tout dire, il fait assez drapeau, quoi). Pas comme celui de Ceylan, par exemple, ou du Kenya qui ont un petit côté imité de Lurçat.
J’ai des lettres d’intromission.
Les fais valoir à qui de droit.
Si bien que je suis reçu par un certain commissaire Raï Duku, qui est attaché au bureau du grand patron, lequel a pour nom Têkunpovkon, histoire de t’amuser au passage.
Mon homologue, comme on dit puis dans les hémisphères motorisés, est gazouilleur tout plein, et pas plus haut qu’un caniche qui fait le beau. Il nous reçoit de bonne grâce et, ô miracle, s’exprime dans un français des plus corrects.
J’y explique l’objet de notre venue. Il frétille comme un garçon de café au bout d’une ligne téléphonique (tu le vois, dans ce book, c’est n’importe quoi ! Et c’est très bien ainsi).
Le genre affable, comme Florian. Approuvant chaque mot qui te tombe du clappoir, jubilant d’un pied sur l’autre. Si jaune et dru, tu dirais une envie de pisser, cet homme !
Je lui demande ce qu’il pense de cette disparition et s’il a une version de l’affaire. Il affirme qu’au grand jamais une chose pareille ne s’était auparavant produite en Thaïlande, terre de liberté. D’ailleurs, thaï signifie libre. Pays libre ! Ici, pour être plus libre, on met les communistes en prison, c’est vous dire ! Liberté intégrale. Il nous raconte des tas de choses intéressantes sur l’ancien Siam, célèbre pour ses sœurs. Qu’à la longue, Béru se permet de l’interrompir.
— Dites, collègue, vos indisgressions Guides Bleus, c’est pas ça qui va faire avancer le chemise-bique (il veut dire chmilblick, du nom d’une fameuse émission culturelle) qui c’est-t’il qu’a enquêté sur c’t’affure qu’on vous cause ?
Ainsi pris à partie, le commissaire Raï Duku dégoupille son téléphone interne et se met à jacter dans sa langue, que tu croirais qu’il joue du xylophone, tant tellement il en met un coup et que c’est percussionnant. Lorsque t’écoutes parler ces dialectes-là, tu te demandes s’ils comprennent vraiment ce qu’ils se disent, les usagers, ou s’ils font juste semblant, pour laisser croire des choses. Prolixe, le mec ! Les minutes passent et ils continuent d’en casser à la vitesse d’un écureuil grignotant des noisettes. Par les fenêtres fermées, à cause de l’air conditionné, on perçoit la féroce rumeur de la ville, et ses gaz d’échappement composent une sorte d’immense fumerole qui tourbillonne dans le ciel bleu comme la vapeur d’un étron frais pondu (poésie pas morte).
Béru a quitté son pantalon puissamment troué par le ressort du bahut et, l’ayant étalé sur ses genoux, entreprend de colmater la voie d’eau à l’aide de trombones chipés sur le burlingue de notre honorable collègue. Il use des délicates agrafes comme de points de suture, en perce l’étoffe, pour confectionner pénélopement une sorte de « V » métallique. Dans les couloirs ça jacasse en thaï, voire en chinois. Je repense à la fabrique Laguêpe, là-bas, en plein naufrage, avec à sa barre, stoïque, le brave Alphonse Dadet dépecé par les banquiers aux dents rouges. Et je revois la mégère Clarisse Clarance, dont le regard jetait des éclairs comme dans un mauvais contact électrique. Et puis ce grand glandu de Jean-Michel, pilier de bar, tombeur de filles à l’horizontale… Drôle d’environnement pour un vieux battant comme on m’a dépeint Victor Héatravaire. Une vie conquise de haute lutte. Belle situasse, tout ça… Et puis l’écroulement, l’édifice qui part en sucette. Gravats, comptes en rouge, chômage. Ces dames qui remplacent le slip par un kleenex, les dégueulasses, merde ! Qu’on devrait en revenir à l’onanisme quand on évoque des machins pareils, moi je dis, et je suis de mon avis ! Le moment que choisit le père Victor pour partir visiter l’Extrêmorient, ce nœud ! Au lieu de tenter l’impossible pour renflouer le barlu, liquider au moins en douceur les ruines de son petit empire !
Raï Duku a enfin raccroché que je rêve encore. Et Béru rapetasse son futiau. Notre confrère le considère sans étonnement outremesuré, pensant que ça se passe probably ainsi dans la police françouaise, une et indivisible.
— Le chef inspecteur Wat Chiê va venir avec le dossier, annonce-t-il, c’est lui qui s’est occupé de l’affaire ; mais ne vous attendez pas à des choses positives car son enquête n’a rien donné. Il semble que votre compatriote s’est volatilisé en quittant l’aéroport.
Il nous propose un jus de fruits. Nous déclinons. Derrière lui, sur une console, y a un bouddha méditant (jambes croisées, mains posées sur les genoux, paumes tournées vers le ciel). A son côté, une peinture pareille à un dégueulis d’après banquet chinois, représente le roi Raba Tonfrok Ier, en tenue de couronnement, sur un éléphant blanc gancé d’or.