On entendrait voler le portefeuille d’un ministre, car l’ami Raï Duku continue de suivre le travail d’orfèvre du Gros, la bouche mousseuse, le regard défendu par l’attention. Ses prunelles se mettent à ressembler à deux notes sur une portée de musique.
On toque à la lourde.
Duku lance un cri comme un coup de sifflet d’arbitre dans un match de foute. Le chef inspecteur Wat Chiê fait une entrée rétrécie, un dossier en bambou sous le bras. Il se prosterne devant nous, puis se relève et nous vient contre.
Il est vêtu d’un pantalon noir tire-bouchonné et d’un veston beaucoup trop long qui lui va comme des hémorroïdes à un pédé. Cette veste est en tissu synthétique gris à fines rayures. Par en dessous, il porte un tee-shirt sur lequel y a d’écrit comme ça en anglais follow me, ce qui veut dire suivez-moi. Et pour un flic, la devise vaut son pesant de menottes, non ?
Il jacte avec son supérieur hiéraldique. Au bout du sermon, Duku Raï traduit.
— Tout ce qu’il est parvenu à établir, c’est que votre ressortissant a souscrit aux formalités douanières et retiré ses bagages. Trop de temps s’est écoulé avant que les autorités françaises ne nous alertent et il a été impossible de retrouver sa trace au sortir de l’aéroport. Le chef inspecteur a montré la photographie de ce monsieur à tous les chauffeurs de taxi qu’on a pu retrouver et qui stationnaient à l’arrivée du vol en provenance de Hong Kong ; aucun d’eux ne l’a pris en charge. On a également interrogé les employés des grands hôtels qui attendent les clients : négatif…
Wat Chiê suit à tâtons le déroulement des explications. Il approuve, çà et là. Marquant qu’il a fait ce qu’il a pouvu, mais qu’à l’impossible nul n’est détenu et que tant va le cachalot qu’à la fin il se case, et encore, selon ce que je crois déceler, qu’il ne faut pas jeter le Commanche après la poignée, c’est te dire la pauvreté d’une rare humilité à laquelle je me suis volontairement réduit, ayant présentement un grand malheur d’auteur autour de moi, et écrivant dessus, comme sur le dos du bossu de la rue Quincampoix ; volupté du clown cachant sa peine derrière un nez qui s’allume en débitant des niaiseries dont on s’efforce de rire parce que ça fait partie des conventions. Et que merde à tout et à tous !
Bon, je sais déjà que ces deux flics jaunes ne nous seront d’aucun recours.
— Pourriez-vous nous faire parvenir la liste des passagers qui ont emprunté le même vol que Victor Héatravaire ? je demande malgré mon scepticisme.
Duku traduit à Chiê qui paraît surpris mais qui t’opine (Hambour) comme un grand. Et Dieu sait !
Bérurier regagne son falzuche.
Sur quoi nous levons l’ancre.
— Et alors ? fait la voix toute proche et cependant si lointaine du Vieux.
— Je voudrais que vous me fassiez tenir la liste des passagers qui ont pris l’avion de Héatravaire Paris-Tokyo, en même temps que lui, Patron.
— Vous pensez qu’il n’est pas parti seul ?
— Je pense que ce serait une vérification utile. Adressez-moi cette liste par télex à l’hôtel Oriental.
— Entendu.
Je raccroche.
Bérurier bâille et me dit :
— Tu crois pas qu’on voyage pour des prunes, gars ?
— Je le crains fort, mon cher ami.
— Je suis tout courbaturé, Mec, si on irait se faire masser puisqu’on est en Thaïlande ?
Et c’est ainsi qu’on se rend chez miss Suzy Wrong, spécialiste, puisqu’elle a eu l’infinie délicatesse de me refiler sa carte à la faveur des événements décrits en début de chef-d’œuvre de lieu, ou d’œuvre de chair.
Elle crèche à cent pas de l’hôtel. Précieuse auxiliaire qu’un employé complaisant doit appeler en consultation pour les touristes mâles qui veulent tâter du massage thaïlandais, si réputé de par ce pauvre monde en délisquescence.
Moi, la croyant à dache, je veux prendre un sapin, mais quand je montre sa carte au chauffeur, il m’explique que c’est là, à gauche, tout de suite après le grand magasin qui vend des souvenirs, au-dessus d’une boutique de mode.
On s’y rend au pas des chasseurs alpins de la Quatorze, quand ils dévalaient l’Alpe homicide pour se ruer à Berlin, ces chéris, via Verdun, les pauvrets, et qu’à quoi ça a servi, tu peux me dire, à présent qu’ils sont à peu près tous morts sous leurs médailles et que le chancelier Schmidt est le grand ami du Président ?
Un escalier de bois qui pue une drôle d’odeur asiatique, indéfinissable et indélébile de surcroît, car elle se dégage des murs, de l’air, de tout.
Suzy Wrong crèche au premier, ce qui est à conseiller, la maison ne comportant qu’un étage. Sa porte est joliment décorée de motifs de là-bas. Ça fait restaurant chinois. On tire une chevillette et un gong retentit ; qui n’entend qu’un gong n’entend qu’une cloche, comme disait ma grand-mère.
La môme s’hâte de délourder, ravissantissima dans une espèce de kimono de soie arachnéen et orange (les deux réunis c’est très chouette). Me reconnaît et me gazouille des mots de bienvenue, façon perruche quand le soleil du morninge pénètre dans sa cage et qu’on vient changer son eau.
Justement, elle se trouve en compagnie d’une potesse, encore plus belle qu’elle. Son seul défaut, propre à la plupart des dames extrêmement orientales, c’est les cannes en cerceau. Léger, mais probant. Elles ressemblent presque toutes à des commodes Louis XV. Pour te faire un collier ou une ceinture, c’est very vouèle, mais esthétiquement, ça choque les gars comme voilà mézigue, habitués à des nanas bien galbées. Cela dit, pour ce qu’on vient lui demander, c’est pas la peine qu’elle se les fasse redresser par des forgerons compétents.
En apercevant la copine à Suzy, Bérurier pousse son barrissement des grandes occases ; lequel, en cette contrée éléphantesque, passe inaperçu.
— Je prends la celle qu’é là ! déclare-t-il péremptoirement.
La môme demande s’il souhaite commencer par un bain.
Je traduis, le Gros se met à rouscailler ferme :
— Dis à c’te miss canari que j’ai pas v’nu ici pour faire mes ablations ! Des bains, c’est pas dans ma nature. J’en ai pris un l’année dernière, quand t’est-ce je me suis filé la pipe à l’eau en voulant enfilocher une carpe que c’con d’Pinaud v’nait de ferrer, et merci, ça m’a suffi pour un bout d’temps. Si c’est tout c’qu’elle aura à proposer à son palmarès, c’est pas la peine qu’on soye venu des antipotes !
J’arrange la diatribe du bougon et parviens à conclure à son nom un gentleman agreement, en foi duquel il aura droit au fameux massage universellement réputé, avec possibilité d’extension sur un coït libératoire.
Le prix étant articulé, débattu, accepté et puis payé, Sa Majesté Queue-d’âne passe dans le laboratoire de ces dames donzelles.
— And for you ? s’inquiète Suzy Wrong.
For me, ce sera seulement du bavardage. Je le lui dis. Non que ma religion m’interdise des ébats avec cette aimable jeune fille, mais j’ai l’esprit tourné vers le boulot comme un muezzin vers La Mecque.
— Ce matin, nous avons été interrompus par l’arrivée de la police. J’aimerais qu’on parle un peu de Johannès Brandt, votre client de la nuit, si peu doué pour le parachutage.
Elle me sourit.
— Ici, c’est mon local professionnel, avertit la ravissante.