Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là, de vagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; çà et là, de confuses hantises du Vinci et des fièvres de couleurs à la Delacroix; mais l'influence de ces maîtres restait, en somme, imperceptible: la vérité était que Gustave Moreau ne dérivait de personne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, il demeurait, dans l'art contemporain, unique. Remontant aux sources ethnographiques, aux origines des mythologies dont il comparait et démêlait les sanglantes énigmes; réunissant, fondant en une seule les légendes issues de l'Extrême Orient et métamorphosées par les croyances des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusions architectoniques, ses amalgames luxueux et inattendus d'étoffes, ses hiératiques et sinistres allégories aiguisées par les inquiètes perspicuités d'un nervosisme tout moderne; et il restait à jamais douloureux, hanté par les symboles des perversités et des amours surhumaines, des stupres divins consommés sans abandons et sans espoirs.
Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles, comme celle de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur, déconcerté, par cet art qui franchissait les limites de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux éclats, à l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises. Ces deux images de la Salomé, pour lesquelles l'admiration de des Esseintes était sans borne, vivaient, sous ses yeux, pendues aux murailles de son cabinet de travail, sur des panneaux réservés entre les rayons des livres.
Mais là ne se bornaient point les achats de tableaux qu'il avait effectués dans le but de parer sa solitude.
Bien qu'il eût sacrifié tout le premier et unique étage de sa maison qu'il n'habitait personnellement pas, le rez-de-chaussée avait à lui seul nécessité des séries nombreuses de cadres pour habiller les murs.
Ce rez-de-chaussée était ainsi distribué:
Un cabinet de toilette, communiquant avec la chambre à coucher, occupait l'une des encoignures de la bâtisse; de la chambre à coucher l'on passait dans la bibliothèque, de la bibliothèque dans la salle à manger, qui formait l'autre encoignure.
Ces pièces composant l'une des faces du logement, s'étendaient, en ligne droite, percées de fenêtres ouvertes sur la vallée d'Aunay.
L'autre face de l'habitation était constituée par quatre pièces exactement semblables, en tant que disposition, aux premières. Ainsi la cuisine faisait coude, correspondait à la salle à manger; un grand vestibule, servant d'entrée au logis, à la bibliothèque; une sorte de boudoir, à la chambre à coucher; les privés dessinant un angle, au cabinet de toilette.
Toutes ces pièces prenaient jour du côté opposé à la vallée d'Aunay et regardaient la tour du Croy et Châtillon.
Quant à l'escalier, il était collé sur l'un des flancs de la maison, au-dehors; les pas des domestiques ébranlant les marches arrivaient ainsi moins distincts, plus sourds, à des Esseintes.
Il avait fait tapisser de rouge vif le boudoir, et sur toutes les cloisons de la pièce, accrocher dans des bordures d'ébène des estampes de Jan Luyken, un vieux graveur de Hollande, presque inconnu en France.
Il possédait de cet artiste fantasque et lugubre, véhément et farouche, la série de ses Persécutions religieuses, d'épouvantables planches contenant tous les supplices que la folie des religions a inventés, des planches où hurlait le spectacle des souffrances humaines, des corps rissolés sur des brasiers, des crânes décalottés avec des sabres, trépanés avec des clous, entaillés avec des scies, des intestins dévidés du ventre et enroulés sur des bobines, des ongles lentement arrachés avec des tenailles, des prunelles crevées, des paupières retournées avec des pointes, des membres disloqués, cassés avec soin, des os mis à nu, longuement râclés avec des lames.
Ces oeuvres pleines d'abominables imaginations, puant le brûlé, suant le sang, remplies de cris d'horreur et d'anathèmes, donnaient la chair de poule à des Esseintes qu'elles retenaient suffoqué dans ce cabinet rouge.
Mais, en sus des frissons qu'elles apportaient, en sus aussi du terrible talent de cet homme, de l'extraordinaire vie qui animait ses personnages, l'on découvrait chez ses étonnants pullulements de foule, chez ses flots de peuple enlevés avec une dextérité de pointe rappelant celle de Callot, mais avec une puissance que n'eut jamais cet amusant gribouilleur, des reconstitutions curieuses de milieux et d'époques; l'architecture, les costumes, les moeurs au temps des Macchabées, à Rome, sous les persécutions des chrétiens, en Espagne, sous le règne de l'inquisition, en France, au moyen âge et à l'époque des Saint-Barthélemy et des Dragonnades, étaient observés avec un soin méticuleux, notés avec une science extrême.
Ces estampes étaient des mines à renseignements: on pouvait les contempler sans se lasser, pendant des heures; profondément suggestives en réflexions, elles aidaient souvent des Esseintes à tuer les journées rebelles aux livres.
La vie de Luyken était pour lui un attrait de plus; elle expliquait d'ailleurs l'hallucination de son oeuvre. Calviniste fervent, sectaire endurci, affolé de cantiques et de prières, il composait des poésies religieuses qu'il illustrait, paraphrasait en vers les psaumes, s'abîmait dans la lecture de la Bible d'où il sortait, extasié, hagard, le cerveau hanté par des sujets sanglants, la bouche tordue par les malédictions de la Réforme, par ses chants de terreur et de colère.
Avec cela, il méprisait le monde, abandonnait ses biens aux pauvres, vivait d'un morceau de pain; il avait fini par s'embarquer, avec une vieille servante, fanatisée par lui, et il allait au hasard, où abordait son bateau, prêchant partout l'Évangile, s'essayant à ne plus manger, devenu à peu près fou, presque sauvage.
Dans la pièce voisine, plus grande, dans le vestibule vêtu de boiseries de cèdre, couleur de boîte à cigare, s'étageaient d'autres gravures, d'autres dessins bizarres.
La Comédie de la Mort, de Bresdin, où dans un invraisemblable paysage, hérissé d'arbres, de taillis, de touffes, affectant des formes de démons et de fantômes, couvert d'oiseaux à têtes de rats, à queues de légumes, sur un terrain semé de vertèbres, de côtes, de crânes, des saules se dressent, noueux et crevassés, surmontés de squelettes agitant, les bras en l'air, un bouquet, entonnant un chant de victoire, tandis qu'un Christ s'enfuit dans un ciel pommelé, qu'un ermite réfléchit, la tête dans ses deux mains, au fond d'une grotte, qu'un misérable meurt épuisé de privations, exténué de faim, étendu sur le dos, les pieds devant une mare.
Le Bon Samaritain, du même artiste, un immense dessin à la plume, tiré sur pierre: un extravagant fouillis de palmiers, de sorbiers, de chênes, poussés, tous ensemble, au mépris des saisons et des climats, une élancée de forêt vierge, criblée de singes, de hiboux, de chouettes, bossuée de vieilles souches aussi difformes que des racines de mandragore, une futaie magique, trouée, au milieu, par une éclaircie laissant entrevoir, au loin, derrière un chameau et le groupe du Samaritain et du blessé, un fleuve, puis une ville féerique escaladant l'horizon, montant dans un ciel étrange, pointillé d'oiseaux, moutonné de lames, comme gonflé de ballots de nuages.
On eût dit d'un dessin de primitif, d'un vague Albert Dürer, composé par un cerveau enfumé d'opium; mais, bien qu'il aimât la finesse des détails et l'imposante allure de cette planche, des Esseintes s'arrêtait plus particulièrement devant les autres cadres qui ornaient la pièce.
Ceux-là étaient signés: Odilon Redon.
Ils renfermaient dans leurs baguettes de poirier brut, liséré d'or, des apparitions inconcevables: une tête d'un style mérovingien, posée sur une coupe; un homme barbu, tenant tout à la fois, du bonze et de l'orateur de réunion publique, touchant du doigt un boulet de canon colossal; une épouvantable araignée logeant au milieu de son corps une face humaine; puis des fusains partaient plus loin encore dans l'effroi du rêve tourmenté par la congestion. Ici c'était un énorme dé à jouer où clignait une paupière triste; là des paysages, secs, arides, des plaines calcinées, des mouvements de sol, des soulèvements volcaniques accrochant des nuées en révolte, des ciels stagnants et livides; parfois même les sujets semblaient empruntés au cauchemar de la science, remonter aux temps préhistoriques; une flore monstrueuse s'épanouissait sur les roches; partout des blocs erratiques, des boues glaciaires, des personnages dont le type simien, les épais maxillaires, les arcades des sourcils en avant, le front fuyant, le sommet aplati du crâne, rappelaient la tête ancestrale, la tête de la première période quaternaire, de l'homme encore frugivore et dénué de parole, contemporain du mammouth, du rhinocéros aux narines cloisonnées et du grand ours. Ces dessins étaient en dehors de tout; ils sautaient, pour la plupart, par-dessus les bornes de la peinture, innovaient un fantastique très spécial, un fantastique de maladie et de délire.