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L'intérêt que portait des Esseintes à la langue latine ne faiblissait pas, maintenant que complètement pourrie, elle pendait, perdant ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toute la corruption de son corps, quelques parties fermes que les chrétiens détachaient afin de les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue.

La seconde moitié du Ve siècle était venue, l'épouvantable époque où d'abominables cahots bouleversaient la terre. Les Barbares saccageaient la Gaule; Rome paralysée, mise au pillage par les Wisigoths, sentait sa vie se glacer, voyait ses parties extrêmes, l'Occident et l'Orient, se débattre dans le sang, s'épuiser de jour en jour.

Dans la dissolution générale, dans les assassinats de césars qui se succèdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d'un bout de l'Europe à l'autre, un effrayant hourra retentit, étouffant les clameurs, couvrant les voix. Sur la rive du Danube, des milliers d'hommes, plantés sur de petits chevaux, enveloppés de casaques de peaux de rats, des Tartares affreux, avec d'énormes têtes, des nez écrasés, des mentons ravinés de cicatrices et de balafres, des visages de jaunisse dépouillés de poils, se précipitent, ventre à terre, enveloppent d'un tourbillon, les territoires des Bas-Empires.

Tout disparut dans la poussière des galops, dans la fumée des incendies. Les ténèbres se firent et les peuples consternés tremblèrent, écoutant passer, avec un fracas de tonnerre, l'épouvantable trombe. La horde des Huns rasa l'Europe, se rua sur la Gaule, s'écrasa dans les plaines de Châlons où Aétius la pila dans une effroyable charge. La plaine, gorgée de sang, moutonna comme une mer de pourpre, deux cent mille cadavres barrèrent la route, brisèrent l'élan de cette avalanche qui, déviée, tomba, éclatant en coups de foudre, sur l'Italie où les villes exterminées flambèrent comme des meules.

L'Empire d'Occident croula sous le choc; la vie agonisante qu'il traînait dans l'imbécillité et dans l'ordure s'éteignit; la fin de l'univers semblait d'ailleurs proche; les cités oubliées par Attila étaient décimées par la famine et par la peste; le latin parut s'effondrer, à son tour, sous les ruines du monde.

Des années s'écoulèrent; les idiomes barbares commençaient à se régler, à sortir de leurs gangues, à former de véritables langues; le latin sauvé dans la débâcle par les cloîtres se confina parmi les couvents et parmi les cures; çà et là, quelques poètes brillèrent, lents et froids: l'Africain Dracontius avec son Hexameron, Claudius Mamert, avec ses poésies liturgiques; Avitus de Vienne; puis des biographes, tels qu'Ennodius qui raconte les prodiges de saint Épiphane, le diplomate perspicace et vénéré, le probe et vigilant pasteur; tels qu'Eugippe qui nous a retracé l'incomparable vie de saint Séverin, cet ermite mystérieux, cet humble ascète, apparu, semblable à un ange de miséricorde, aux peuples éplorés, fous de souffrances et de peur; des écrivains tels que Véranius du Gévaudan qui prépara un petit traité sur la continence, tels qu'Aurélian et Ferreolus qui compilèrent des canons ecclésiastiques; des historiens tels que Rothérius d'Agde, fameux par une histoire perdue des Huns.

Les ouvrages des siècles suivants se clairsemaient dans la bibliothèque de des Esseintes. Le VIe siècle était cependant encore représenté par Fortunat, l'évêque de Poitiers, dont les hymnes et le Vexilla regis, taillés dans la vieille charogne de la langue latine, épicée par les aromates de l'Église, le hantaient à certains jours; par Boëce, le vieux Grégoire de Tours et Jornandès; puis, aux VIIe et VIIIe siècles, comme, en sus de la basse latinité des chroniqueurs, des Frédégaire et des Paul Diacre, et des poésies contenues dans l'antiphonaire de Bangor dont il regardait parfois l'hymne alphabétique et monorime, chantée en l'honneur de saint Comgill, la littérature se confinait presque exclusivement dans des biographies de saints, dans la légende de saint Columban écrite par le cénobite Jonas, et celle du bienheureux Cuthbert, rédigée par Bède le Vénérable sur les notes d'un moine anonyme de Lindisfarn, il se bornait à feuilleter, dans ses moments d'ennui, l'oeuvre de ces hagiographes et à relire quelques extraits de la vie de sainte Rusticula et de sainte Radegonde, relatées, l'une, par Defensorius, synodite de Ligugé, l'autre, par la modeste et la naïve Baudonivia, religieuse de Poitiers.

Mais de singuliers ouvrages de la littérature latine, anglo-saxonne, l'alléchaient davantage: c'était toute la série des énigmes d'Adhelme, de Tatwine, d'Eusèbe, ces descendants de Symphosius, et surtout les énigmes composées par saint Boniface, en des strophes acrostiches dont la solution se trouvait donnée par les lettres initiales des vers.

Son attirance diminuait avec la fin de ces deux siècles; peu ravi, en somme, par la pesante masse des latinistes carlovingiens, les Alcuin et les Eginhard, il se contentait, comme spécimen de la langue au IXe siècle, des chroniques de l'anonyme de saint Gall, de Fréculfe et de Réginon, du poème sur le siège de Paris tissé par Abbo le Courbé, de l'Hortulus, le poème didactique du bénédictin Walafrid Strabo, dont le chapitre consacré à la gloire de la citrouille, symbole de la fécondité, le mettait en liesse; du poème d'Ermold le Noir, célébrant les exploits de Louis le Débonnaire, un poème écrit en hexamètres réguliers, dans un style austère, presque noir, dans un latin de fer trempé dans les eaux monastiques, avec, çà et là, des pailles de sentiment dans le dur métal; du De viribus herbarum, le poème de Macer Floridus, qui le délectait particulièrement par ses recettes poétiques et les très étranges vertus qu'il prête à certaines plantes, à certaines fleurs: à l'aristoloche, par exemple, qui, mélangée à de la chair de boeuf et placée sur le bas-ventre d'une femme enceinte, la fait irrémédiablement accoucher d'un enfant mâle; à la bourrache qui, répandue en infusion dans une salle à manger, égaye les convives; à la pivoine dont la racine broyée guérit à jamais du haut mal; au fenouil qui, posé sur la poitrine d'une femme, clarifie ses eaux et stimule l'indolence de ses périodes.

À part quelques volumes spéciaux, inclassés; modernes ou sans date, certains ouvrages de kabbale, de médecine et de botanique; certains tomes dépareillés de la patrologie de Migne, renfermant des poésies chrétiennes introuvables, et de l'anthologie des petits poètes latins de Wernsdorff, à part le Meursius, le manuel d'érotologie classique de Forberg, la moechialogie et les diaconales à l'usage des confesseurs, qu'il époussetait à de rares intervalles, sa bibliothèque latine s'arrêtait au commencement du Xe siècle.

Et, en effet, la curiosité, la naïveté compliquée du langage chrétien avaient, elles aussi, sombré. Le fatras des philosophes et des scoliastes, la logomachie du moyen âge allaient régner en maîtres. L'amas de suie des chroniques et des livres d'histoire, les saumons de plomb des cartulaires allaient s'entasser, et la grâce balbutiante, la maladresse parfois exquise des moines mettant en un pieux ragoût les restes poétiques de l'antiquité, étaient mortes; les fabriques de verbes aux sucs épurés, de substantifs sentant l'encens, d'adjectifs bizarres, taillés grossièrement dans l'or; avec le goût barbare et charmant des bijoux goths, étaient détruites. Les vieilles éditions, choyées par des Esseintes, cessaient; et, en un saut formidable de siècles, les livres s'étageaient maintenant sur les rayons, supprimant la transition des âges, arrivant directement à la langue française du présent siècle.