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Il devait connaître ses fantaisies car il ne sourcilla pas et servit les verres demandés.

Ma compagne me désigna les trois consommations couleur de rubis.

— Grouillez-vous d’avaler votre élixir, j’ai horreur des morts !

Je bus les trois verres à la file. Une brusque chaleur enveloppa mes pensées et l’euphorie vint. Pas comme d’habitude pourtant. Un certain chagrin subsistait en moi, à cause de l’alliance que j’avais jetée.

— Vous êtes divorcé ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Depuis longtemps ?

Je regardai ma montre. Elle marquait la demie de minuit. Je me livrai à un rapide calcul et laissai tomber :

— Ça fait environ treize heures.

— Ah bon, c’est pour ça…

— Quoi, pour ça ?

Mais elle s’abstint de répondre.

— Vous croyez que j’enterre ma vie d’homme marié ? insistai-je.

Elle sirota son énième whisky à petites gorgées voluptueuses. Quand elle l’eut achevé, elle laissa tomber :

— Je m’en fous, vous m’emmerdez, j’aime pas les tristes !

Cette brutale rebuffade me cloua car je la sentais sincère. Brusquement j’avais cessé de l’intéresser et elle décidait de m’oublier.

J’en éprouvai une vive mortification…

— C’est curieux, lui dis-je, pour une femme vous êtes grossière, et pourtant ça ne choque pas.

Elle sortit son tube de rouge à lèvres de son sac et à petits gestes nerveux fit jaillir de son étui le bâton biseauté.

— Les mots ne sont jamais grossiers, répondit-elle, y a que la façon de les dire. Vous croyez que les sourds-muets parviennent à mettre des intonations dans leurs gestes ?

Elle promena le rouge sur ses lèvres à la diable, pressa celles-ci pour unifier son rapide barbouillage et me décocha un sourire neuf.

— C’est comme vous, murmura-t-elle, votre muflerie n’est pas choquante. Elle n’inspire qu’une légère compassion.

On eût dit qu’elle était obligée de faire un effort pour se souvenir de moi chaque fois que nos yeux se rencontraient. Je décelais toujours dans les siens cette lueur attentive et troublée indiquant qu’une ancienne relation croisée dans la rue ne vous a pas tout à fait « remis ».

— Pourquoi de la compassion ?

— Parce qu’il y a en vous un côté pauvre type.

— On ne m’avait encore jamais dit ça, bafouillai-je.

Plus que mon interlocutrice, j’eus conscience de la pauvreté et de la sottise de ma riposte. Elle haussa les épaules.

— On finit toujours pas rencontrer quelqu’un qui vous dit ce que les autres n’ont jamais osé vous dire. Quelqu’un qui se paie le luxe de ne pas être hypocrite, l’espace d’un whisky. Oscar ! Versez-moi le dernier ! Et je vous interdis de m’en servir un de plus ensuite, quand bien même je me traînerais à vos pieds.

Oscar sourit et versa le scotch.

— Vous connaissez vos limites, dis-je à la femme blonde, j’admire votre force de caractère.

D’un coup de tête, elle rejeta ses cheveux en arrière.

— Décidément, vous ne comprenez rien à rien, cher monsieur Campari. Je ne me protège pas du whisky mais de ma paresse. J’en ai marre de cet endroit, de votre conversation et de votre gueule navrée. Comme après ce verre j’en aurai besoin d’un autre, je serai bien obligée d’aller le boire ailleurs si le barman d’ici refuse de me le servir. C’est ma façon à moi d’organiser l’avenir, comprenez-vous ?

— Si c’est ma présence qui vous incommode, je peux ficher le camp ; je sais me montrer galant à l’occasion.

— Oh ! non, pas la peine : c’est foutu maintenant.

— Qu’est-ce qui est foutu ?

— L’état de grâce.

— À cause de moi ?

— Oui. Habituellement je me grise un peu. Des types m’invitent à danser. Comme vous, je n’aime pas la danse, mais le moyen de respirer de près les effluves d’un inconnu, je vous le demande ? Je marche à l’odeur, moi. La vraie sensualité commence par le nez. Enfin je suis comme ça. Et difficile, si vous saviez ! Les hommes dégagent si rarement l’odeur que j’attends d’eux. La plupart sentent le bouc ou un truc for man de chez Dior ou d’ailleurs. J’en ai même rencontrés qui ne sentaient rien.

— Et c’est quoi, votre idéal olfactif ?

Elle réfléchit.

— Vachement complexe…

— Essayez d’expliquer.

— Une odeur de chemise fraîchement repassée et de sueur propre. De sueur propre, vous voyez ce que je veux dire ? Ça existe.

— C’est tout ?

— Non : l’haleine a également une grande importance. Pas trop chargée en tabac ni en alcool. Aucun relent de dentifrice… Oh ! puis flûte, pourquoi je vous raconte ça ?

Elle fit claquer ses doigts.

— Oscar ! Il conto !

— Laissez, dis-je, je vous invite !

Elle me fouilla d’un regard méchant.

— Vous me prenez pour une entraîneuse ?

Elle arracha un gros billet de son sac. La coupure s’accrocha au fermoir et se partagea en deux.

— Ça ne fait rien, madame, dit le barman. Je n’ai pas du scotch que sur mes étagères, il y en a aussi dans le tiroir-caisse.

Sa boutade n’amusa que lui. La femme hocha la tête.

— Quelle impression ça fait d’être con, Oscar ? demanda-t-elle.

Il lissa les deux parties du billet mutilé sur l’acajou du comptoir.

— Je vous l’expliquerais bien, mais vous êtes trop intelligente pour pouvoir comprendre, répondit le garçon d’un ton neutre.

Je touchai le bras de ma compagne.

— Vous ne m’avez toujours pas expliqué pourquoi j’ai bousillé votre état de grâce.

Elle descendit de son tabouret. Je fus surpris de constater qu’elle était plus petite que je ne me l’imaginais.

— Votre monnaie, madame ! lança Oscar.

Elle parut ne pas entendre et sortit en se frayant difficilement un passage entre les danseurs.

— C’est un personnage, hein ? murmura le barman.

— Vous la connaissez ?

— De vue. Elle vient assez rarement, une ou deux fois par mois. Elle picole et se fait embarquer par un type.

Il ajouta :

— J’ai cru un instant qu’aujourd’hui ce type, ça allait être vous. Mais la carburation s’est mal faite, non ?

Je me dressai debout sur les barreaux du tabouret, comme un cavalier se hisse sur ses étriers pour dégourdir ses jambes. Me penchant au-dessus du comptoir, je présentai ma poitrine au barman.

— Qu’est-ce que je sens, Oscar ? lui demandai-je.

En homme habitué à tous les caprices de noctambules, il se mit à me flairer avec circonspection.

— Mais… rien, monsieur !

Je me laissai retomber sur mon siège.

— Voilà pourquoi ça n’a pas marché, Oscar.

Comme tous les pauvres types, je suis inodore.

*

Je bus encore un verre, et je sortis, la tête lourde. La musique en folie, plus que l’alcool ingurgité, venait de me flanquer la migraine.

Il pleuvait sur Montparnasse. J’avais laissé mon imperméable dans ma voiture et celle-ci était stationnée à la je-m’en-fous-des-flics, à cinq cents mètres du bar. Je fus contrarié à cause de mon costume neuf. Je gardais de ma jeunesse pauvre le respect des beaux vêtements. Une éclaboussure de sauce sur un revers pouvait me gâcher ma soirée, et il m’était souvent arrivé de rentrer à la maison me changer simplement parce que le pli de mon pantalon n’avait pas « tenu ». Maintenant, la maison, c’était deux pièces à l’hôtel George V. Là-bas, ils possédaient un pressing de première et cette perspective me réconforta. « Avant », je devais faire des bassesses pour que Marcelle, notre vieille bonne, s’occupât de ma garde-robe.