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Je m’arrêtai, étourdi par une âcre nostalgie. La maison… Une sarabande d’objets familiers déferla dans ma mémoire. Bien que je les eusse abandonnés depuis plus d’un an, ils me restaient curieusement habituels, mes yeux ni mes doigts ne les avaient désappris, alors que les traits de Martine s’estompaient, comme sur une vieille photo exposée sur un mur ensoleillé et que j’avais tout à fait perdu le son de sa voix.

La pluie augmentant de violence, je me réfugiai sous un porche et regardai scintiller le boulevard dont l’orage délayait les néons. La perspective de regagner le George V m’épouvantait. J’avais choisi de vivre à l’hôtel, pensant m’y sentir moins seul, mais en fait cet environnement anonyme s’avérait plus cruel qu’une véritable solitude.

Chaque nuit, je trichais pour retarder le moment de retrouver ma chambre et le cachet de somnifère qui finissait par me délivrer de mes phantasmes.

J’aperçus un cabaret sur ma gauche. Je décidai d’aller y prendre le dernier verre et, éventuellement, de me laisser embarquer par une fille point trop vénale.

La boîte avait un nom exotique impossible à lire car plusieurs lettres de son enseigne étaient éteintes, sa façade en stuc blafard devait dater d’au moins vingt ans. Un portier mal rasé battait la semelle dans la lumière verte qui palpitait comme un feu de Bengale soufreux au-dessus de sa tête. Il promettait d’un ton morose les plus belles danseuses noires de Paris en épluchant des marrons dans la poche de sa tunique trop ample pour lui.

En me voyant décidé à entrer, il se découvrit et me guida dans un local enfumé, d’une décevante banalité, où des couples dansaient dans la pénombre avec des mines recueillies. Je me laissai installer à une table en bordure de la piste, commandai un whisky et attendis. Bientôt une fille sortit de l’ombre et me demanda la permission de s’asseoir à mon côté. Il s’agissait d’une grande rousse prétentieuse. J’allais néanmoins accepter sa compagnie, lorsque j’aperçus la femme de tout à l’heure dans les bras d’un bellâtre de sous-préfecture qui dansait le tango comme dans les films d’avant la guerre.

— Excusez-moi, j’attends quelqu’un, dis-je à l’entraîneuse.

Sur la scène, quatre musiciens vêtus de satin besognaient leurs instruments avec des mines incitant à la pâmoison. Le tango malaxa les couples et la femme blonde disparut, happée par les danseurs. Je me mis à la guetter. Elle ne tarda pas à émerger, à reculons, refoulée, semblait-il, par son partenaire. Une piste de danse ressemble un peu à une bétonneuse qui pétrirait des corps et de la musique. Une force, tantôt centrifuge, tantôt centripète, s’empare des danseurs, les aspirant et les rejetant tour à tour, dans un mouvement de marée.

Je suivais les évolutions de ma voisine de bar et je me mis à rire de la manière dont son cavalier la faisait danser. C’était un garçon entre deux âges, brun et joufflu, au front étroit. Il lui infligeait un pas de tango immense, dans le style Groucho Marx. On eût dit qu’ils s’entraînaient pour une compétition de patinage artistique. Lorsqu’ils parvinrent à la hauteur de ma table, le bellâtre pirouetta et sa partenaire se trouva brusquement face à moi. En m’apercevant, elle se cabra et s’arracha à son partenaire.

— Vous m’avez suivie ? jeta-t-elle, mauvaise.

— Désolé de vous décevoir, le hasard seul a guidé mes pas.

Je lui désignai son danseur, lequel attendait gauchement en vacillant sous les coups d’épaules des autres couples.

— Je vous en prie, continuez, ça vaut le coup d’œil.

Elle eut un rire fatigué et vint s’asseoir en face de moi.

— Sans façon, dit-elle, cet abruti finirait par me fendre en deux à force de se prendre pour un Argentin.

Interloqué, l’autre restait les bras ballants devant nous.

— Il sentait quoi ? demandai-je en montrant le malheureux.

Elle fit la grimace.

— La brillantine de mercerie-papeterie et le déménageur.

— Bref, pas de regrets ?

— Aucun !

Le lourdaud mit ses deux poings sur la table et grommela :

— Non, mais dites donc, ça va pas, non ?

Je compris qu’il allait falloir déployer beaucoup de diplomatie pour éviter une bagarre. Les hommes simples ne plaisantent pas avec le protocole de la danse. Je n’avais pas envie de me battre et on ne peut pas se battre si l’on en a pas très envie.

— Excusez, vieux, lui dis-je, vous voyez bien que madame est fatiguée.

— Ah ouais ?

— De la tête aux pieds, ajoutai-je. Cherchez-en une autre. Y en a peut-être pas de plus saoules, mais il y en a sûrement de plus jolies.

Si une chose déconcerte les imbéciles, c’est bien avant tout le cynisme.

Je cueillis le menton de ma compagne dans ma main pour l’obliger à lever la tête.

— Regardez, vieux, poursuivis-je : elle a les pommettes bien trop saillantes ! Les sourcils trop fournis et le nez trop pincé. L’ensemble est flatteur, mais si on détaille un peu, on ne voit plus que ça. Et puis la coiffure laisse à désirer. Penchez-vous un peu, vous remarquez que la racine des cheveux n’est plus de la même couleur que le reste. Vous croyez tangoter avec une blonde, en fait vous n’aviez dans les bras qu’une châtaine de l’espèce la plus commune.

Il m’écoutait, abasourdi, attendant les réactions de sa partenaire. La femme ferma les yeux et abandonna sa tête qui se mit à peser lourd dans le creux de ma main.

— Je vais vous faire un aveu, ajoutai-je : c’est ma fiancée.

Il renifla et garda le nez froncé.

— Votre fiancée ?

— On doit se marier après la mort de son mari. Au fait, demandai-je à la femme blonde, il a quel âge, votre mari ?

Elle rouvrit les yeux, me sourit, et murmura :

— Cinquante-huit ans.

— J’aurais parié qu’il était bien plus âgé que vous… Vous faites épouse de vieux. Pas depuis longtemps d’ailleurs, car vous avez des restes de coquetterie intéressants, mais sans doute n’est-il pas vieux non plus depuis longtemps, hein ? Les femmes se détériorent lentement, tandis que les bonshommes flanchent d’un seul coup.

Je parlai abondamment. L’alcool. Ça coulait tout seul. Quelque chose d’aigre sortait de moi comme d’un abcès mûr. J’en voulais à cette femme d’être partie du bar sans un mot, sans un regard, tout à l’heure.

Au bout d’un instant, je m’aperçus que son danseur, écœuré, nous avait abandonnés. J’en conçus comme de la fierté. On peut toujours triompher d’un crétin en colère sans effusion de sang. Il suffit de lui démontrer qu’on est au-dessus de sa fruste vérité ; qu’on n’est pas régi par les mêmes lois morales que les siennes.

— Et pour madame, ce sera ? demanda le maître d’hôtel en smoking fripé.

— Un beau veuvage-express, répondis-je. Vous n’avez pas un tueur à gages dans la maison ?

Il rit jaune et attendit, s’efforçant à l’impassibilité. Lui aussi, tout comme notre barman précédent, savait endurer les noctambules. Il possédait l’expérience de ces solitudes désemparées qui, à partir d’une certaine heure, viennent battre les récifs des comptoirs.

— En attendant, soupirai-je, vous lui servez un triple whisky.

— Il ne tiendra pas dans le même verre, déclara l’employé, car chez nous les rations sont fortes.