Il gagna la lisière de la forêt. L’endroit où, dans son rêve, la large piste des insectes aux yeux brillants avait passé dans l’ombre que les arbres projetaient au clair de lune.
Le soleil, à ce moment-là de la matinée, ne pénétrait guère dans la pineraie. Un chemin s’enfonçait dans cet enchevêtrement, mais il commençait à l’autre bout du jardin. De ce côté-là, on ne trouvait que ces vieux arbres et ces épais buissons de fougères, l’odeur d’aiguilles de pins en train de pourrir et l’égouttement de l’eau de pluie accumulée. La barrière entre la forêt et le jardin illuminé de soleil n’aurait pu être plus nette. Tom s’appuya des mains sur un tronc. En se penchant en avant, il sentit sur son visage la fraîcheur humide de champignon dégagée par la forêt.
Il se retourna vers la maison.
Dans son rêve, les insectes étaient allés de la maison à la forêt. Tom revint au mur le plus proche. Un mur ordinaire, recouvert de cèdre, bien conservé – la peinture ne présentait ni écaille ni cloque – mais sans rien d’inhabituel. C’était le mur du fond de la chambre principale, aveugle de ce côté-là.
Mais si son rêve n’en avait pas été un, il devait y avoir là une ouverture quelconque.
Il s’accroupit pour écarter des poignées d’herbe haute à l’endroit où les fondations en béton s’élevaient à quelques centimètres au-dessus de la terre.
Il retint sa respiration, les yeux fixés sur sa découverte.
Des petits trous parfaitement circulaires criblaient le béton. Tous semblables, tous à peu près larges comme la partie charnue du pouce.
Son pied glissa dans l’herbe humide et il tomba avec un bruit sourd sur son coccyx.
Ce doit être des trous de boulon, se dit-il. Quelque chose avait dû être fixé là. Une véranda, peut-être.
Mais les orifices dans le béton crayeux et taché d’eau étaient lisses comme du verre.
« Bigre », lâcha-t-il.
Il arracha un brin d’herbe, qu’il plaça devant une des ouvertures.
C’est aussi idiot que d’enfoncer un bâton dans un nid de guêpes, Tom. Tu ne sais pas ce qu’il pourrait y avoir là-dedans.
Mais lorsqu’il fit pénétrer le long brin d’herbe à l’intérieur, il n’y eut ni résistance… ni réaction.
Il se pencha pour regarder dedans. Il n’osa pas se plaquer la joue contre le béton des fondations, car il n’arrivait pas à se débarrasser de l’idée qu’une de ces minuscules créatures à yeux en soucoupe vues dans son rêve pourrait se trouver à l’intérieur… qu’elle pourrait avoir des griffes, des dents, un sac à venin, des intentions hostiles. Mais il se pencha suffisamment pour sentir l’odeur lourde de la terre monter de la pelouse humide… suffisamment pour voir un cloporte grimper tranquillement le treillis d’un chardon. Aucune lumière n’émanait des nombreux trous dans les fondations. Il crut sentir un souffle d’air en sortir, huileux, plus ou moins métallique.
Il se releva et recula d’un pas.
Et maintenant ? On appelle Exterminex ? On dynamite les fondations ?
On en parle à Archer ?
Non, décida Tom. Rien de tout cela. Pas encore.
Il expliqua méticuleusement tout le reste – la vaisselle, le rêve – à Archer, qui l’écouta assis à la table de la cuisine en buvant du café soluble tout en caressant de l’ongle le grain du bois.
Tom se sentit ridicule lorsqu’il raconta ces événements. Archer incarnait la santé mentale, avec sa chemise de coton à carreaux et son Levi’s : il semblait enraciné à la terre par les semelles de ses baskets. Il l’écouta patiemment, puis sourit. « Ça doit être ce qui s’est passé de plus intéressant dans le coin depuis que Chuck Nixon a vu un ovni au-dessus de l’usine de traitement des déchets. »
Il était forcé de dire ça, pensa Tom. Archer avait été une légende à l’école primaire de Sea View, « un fouteur de merde de première », comme l’avait qualifié le prof de gym lors d’une occasion mémorable. C’est peut-être pour ça que je l’ai appelé, se dit Tom : je continue à le considérer comme intrépide.
« Je ne plaisante pas, fit Archer. Vous êtes manifestement troublé par ça. Mais c’est merveilleux. Je veux dire, on a là une petite maison banale dans les bois, une autre petite maison merdique sur Post Road – pardon –, et tout à coup, elle est davantage que ça. Vous connaissez cette citation de Kipling : “Il avait la tête fendue et un peu du Monde Sombre pénétra par la fente…” ? »
Tom grimaça. « Merci beaucoup. » Kipling ?
« Ne vous méprenez pas. Que vous soyez cinglé me décevrait. La folie est très banale. Très…» Il chercha un mot. « Très K-Mart. J’espère quelque chose d’un peu plus classe.
— Vous prenez bien trop de plaisir à ce truc.
— C’est mon hobby », reconnut Archer.
Tom cilla. « Pardon ?
— Eh bien, comment vous expliquer… Le surnaturel est une espèce de passe-temps pour moi. Je suis un sceptique, vous comprenez. Je ne crois ni aux fantômes ni aux ovnis. Je ne suis pas ce genre de passionné. Mais j’ai lu tous les bouquins. Charles Fort, Jacques Vallée. Je n’y crois pas, mais j’ai décidé il y a longtemps que je voulais que ce soit vrai. Je veux qu’il pleuve des grenouilles. Que des statues saignent. Je le veux parce que, et soyez gentil de ne le répéter à personne, ce serait comme si Dieu disait : “J’emmerde Belltower : voici un miracle.” Ça voudrait dire que l’asphalte près des concessionnaires automobiles pourrait se couvrir de crocus et de volubilis qui bloqueraient la circulation pendant une semaine. Ça voudrait dire qu’un matin, en se réveillant, on pourrait tous s’apercevoir que l’usine de pâte à papier s’est désagrégée en tas de sable. La moitié de la ville se retrouverait au chômage, bien entendu. Mais on pourrait tous vivre de la manne et du vin rouge. Et personne, absolument personne, ne vendrait de l’immobilier. »
— Quand j’avais douze ans, répondit Tom, je priais pour qu’une guerre nucléaire se produise. Pas pour que des millions de gens meurent. Pour que je n’aie pas à aller à l’école le lendemain matin.
— Exactement ! Tout serait en ruine. La vie serait transformée.
— Elle serait plus facile.
— Plus marrante ! Ouais !
— C’est sûr. Mais le serait-elle vraiment ? J’ai trente ans, Doug, j’ai cessé de prier pour qu’une guerre éclate. »
Archer croisa son regard. « J’en ai trente-deux et je continue à prier pour qu’il arrive quelque chose de magique.
— C’est à de la magie qu’on a affaire ici ?
— Du moins à quelque chose d’extraordinaire. À moins que vous soyez fou, finalement.
— Ce n’est pas impossible, reconnut Tom. Les cinglés voient des choses, des fois. Ma tante Emily parlait à Jésus. Il vivait dans le grenier. De temps en temps, il descendait dans sa chambre bavarder avec elle pendant qu’elle se coiffait. Toute la famille trouvait ça merveilleusement drôle. Jusqu’au jour où tante Emily s’est ouvert les poignets dans un bain tiède. Son propriétaire l’a trouvée une semaine plus tard. Elle avait laissé une note expliquant que Jésus lui avait dit de le faire. »
Archer y réfléchit quelques instants. « Vous voulez dire que les enjeux sont sérieux.
— Dans un cas comme dans l’autre, j’ai l’impression. Soit ma santé mentale, soit la santé mentale en général.