Une autre pensée fantôme, spontanée et bizarre. Il s’en débarrassa.
Il enfonça la touche d’avance rapide.
Une barre de bruit remonta l’écran, l’image tremblota. Les minutes défilèrent trop vite pour rester lisibles. Mais c’était toujours la même cuisine en désordre telle qu’il l’avait laissée au moment de se coucher.
01:00 passa en un éclair.
02:00.
03:00. Rien de changé. Puis…
03:45.
Il écrasa la touche Pause, trop tard, revint en arrière. 03:40:01.
03:39:10.
03:38:27.
À exactement 03:37:16, les lumières de la cuisine s’étaient éteintes.
« Bordel de merde ! » s’exclama Tom.
La caméra était conçue pour fonctionner dans une lumière d’intérieur normale, pas dans l’obscurité totale. L’écran resta d’un gris vierge impénétrable. C’était si évident que cela en devenait douloureux : ils avaient éteint ces putains de lumières.
Il rembobina pour regarder la séquence en temps réel. Il n’y avait pourtant rien à voir, rien que l’image statique… et, très léger, le bruit de l’interrupteur qu’on actionne.
Tic.
L’obscurité.
Et en fond sonore… noyé dans le sifflement de la bande, difficile à percevoir, à peine audible… quelque chose qui pourrait avoir été leur bruit.
Un murmure chitineux. Le bruissement de cils métalliques sur le linoléum froid. Le bruit d’une lame de rasoir passant sur une plume.
Il n’essaya même pas d’appeler Archer. Il était déjà en retard : il verrouilla la porte d’entrée et monta en voiture.
En quittant la maison, il eut l’impression de se libérer de l’influence d’un long rêve hypnotique. Celui-ci s’attardait aux limites de sa perception et influençait ses décisions. Pour rattraper son retard, il voulut prendre un raccourci par Belltower, s’aperçut que la rue prioritaire dont il se souvenait (par Newcastle après Brierley) avait été élargie et déviée vers la nationale. Il n’était pas encore passé par là et trouvait le trajet déroutant, comme s’il sortait d’un environnement familier pour se retrouver dans un autre à la nouveauté discordante. Il vit l’école primaire de Sea View sur son coteau vert, et le lycée cinq cents mètres plus au sud, immeubles similaires de briques saumon, si substantiels et si faciles à retrouver dans sa mémoire qu’il n’aurait pas été surpris de voir un Doug Archer âgé de neuf ans en sortir en courant pour se mettre à bombarder sa voiture. Mais le kiosque à journaux du quartier était devenu une salle de jeux d’arcade et le Woolworth un complexe cinématographique. Une fois encore, le monde s’était transformé pendant qu’il avait le dos tourné.
Il a décliné, aurait pu dire son père. Comme la Terre elle-même, lui aurait rappelé Barbara. Avec des débris qui assombrissaient l’atmosphère et provoquaient la fonte des calottes glaciaires. Hormis Barbara, Tom ne connaissait pas grand monde qui croyait à la fois à l’effet de serre et à la possibilité de l’interrompre : l’équilibre précaire de l’activiste. Mauvaise thermodynamique, lui aurait dit son père. On peut retarder la mort d’un homme, pas le rendre immortel. Cela valait sûrement aussi pour une planète : elle ne s’améliorait pas à l’usage. Les choses déclinaient : il en avait des preuves tout autour de lui. Sa propre vie le lui prouvait.
Possible, aurait dit Barbara, mais on peut aller au tapis en se battant. Elle avait cru que des demi-mesures valaient mieux que pas de mesures du tout, que même une moralité inefficace était utile dans la décennie des politiques économiques de Reagan, celle des sans-abri et du télévangélisme triomphant. Sa voix résonnait dans la mémoire de Tom.
Elle était ma conscience, se dit-il.
La moralité – celle des recherches en armement ou celle de la vente d’automobiles – ne cessait toutefois de lui échapper. Il arriva au travail avec vingt minutes de retard, mais aucun client n’attendait et personne ne sembla remarquer l’heure : regroupés autour du distributeur de Coca, les vendeurs se racontaient des blagues. Tom avait pointé et tuait le temps sur la concession en regardant passer les voitures – tout en pensant à Barbara ou à la maison – quand Billy Klein, le directeur, arriva dans son dos et lui mit le bras autour des épaules. Klein était large de haut en bas, du visage aux hanches en passant par le thorax, avec un sourire qui irradiait une vitalité de prédateur ainsi qu’une cordialité fausse et automatique… un sourire en tout point carnivore. Tom se tourna vers lui, perçut une haleine parfumée au Tic-Tac. « Viens, lança Klein. Je vais te montrer ce que vendre veut vraiment dire. »
Depuis son entretien d’embauche, Tom n’avait plus été admis dans le sanctuaire de Klein, dont les parois vitrées permettaient de surveiller les trois bureaux de vente où l’on rédigeait les contrats. Tom prit place avec nervosité sur ce que Klein appelait la chaise du client, plus basse de quelques centimètres qu’une chaise de bureau normale : les transactions difficiles étaient souvent transmises à Klein, qui pensait bénéficier d’un avantage psychologique en se trouvant plus haut que les clients. « Bizarrement, ça marche. Les vendeurs me donnent du “monsieur” et font pratiquement dans leur culotte quand ils sortent d’ici avec une révérence. Le client lève les yeux et me voit le regarder en fronçant les sourcils…» Il les fronça. « De quoi j’ai l’air ? »
D’un pitbull constipé, pensa Tom. « Très impressionnant.
— Un peu, mon neveu. Et c’est ça que je veux te faire comprendre. Si tu comptes travailler dans la vente, Tom, il te faut un levier sur le client. Tu comprends ? N’importe quel levier. Qui peut changer selon les clients. Ils arrivent tout nerveux, ou bien en se pavanant presque – ils vont faire une super-affaire et baiser ce vendeur –, mais au fond d’eux-mêmes, ils ont tous un peu peur, quelque part. C’est là que se trouve ton levier. Tu déniches ce quelque part et tu travailles dessus. Si tu arrives à les convaincre que tu es leur ami, c’est une des manières, parce qu’à ce moment-là, ils vont se dire : Super, j’ai un allié dans cet endroit effrayant. Ou alors, s’ils ont peur de toi, tu travailles là-dessus. Tu dis des choses du genre : “Je ne crois pas qu’on puisse accepter votre offre : elle nous ferait perdre de l’argent”, du coup ils avalent leur salive et proposent davantage. Simple ! Mais il te faut ce levier. Sans quoi tu laisses à chaque fois de l’argent sur la table. Écoute ça. »
Klein enfonça un bouton de l’interphone posé sur son bureau. Des voix métalliques en sortirent. Perplexe, Tom mit quelques instants à comprendre qu’elles venaient de la salle de vente dans son dos, où Chuck Alberni négociait avec un quinquagénaire et son épouse.
Le client protestait de la faiblesse de la reprise sur sa Colt de 1987. « Nous nous montrons aussi généreux que nous pouvons nous le permettre, assura Alberni, je sais que vous en êtes conscient. Nous avons un peu trop de stock en ce moment, et l’espace est limité. Mais voyez les choses du bon côté. Personne ne vous proposera mieux sur les options, et notre contrat d’entretien est pratiquement un modèle pour l’industrie. »