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Tom resta un moment à regarder les livres, ses manuels d’anglais de la fac et des ouvrages récupérés depuis chez des bouquinistes. Quelques bouquins de sociologie signés C. Wright Mills, Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, Aldous Huxley… Tout cela n’avait rien de spécial, pourtant Tom les manipulait comme des spécimens sortis d’une vitrine.

« Lisez ceux que vous voulez », dit-elle.

Il secoua la tête. « Je ne pense pas que j’arriverai à me concentrer. »

Sans doute pas. De plus, il frissonnait. Elle lui apporta une grande serviette de bains et une chemise en coton laissée par Lawrence. « Séchez-vous et changez-vous, dit-elle. Dormez si vous voulez. » Elle le laissa allongé sur le canapé pour aller rincer un peu de vaisselle dans la « cuisine » – un coin séparé de la pièce par une vague cloison et pourvu d’un évier ainsi que d’un chauffe-eau remis en état. Elle avait le loyer à payer, dépense que couvrirait l’indemnité de licenciement du grand magasin, mais elle se retrouverait (calcula-t-elle) avec environ sept dollars jusqu’à ce qu’elle décroche un concert ou un nouvel emploi. Ni l’un ni l’autre n’étaient impossibles, mais si elle ne trouvait rien, elle aurait faim. Ce problème pouvait toutefois attendre le lendemain… À chaque jour suffisait sa peine.

Elle laissa la cuisine à peu près propre. Quand elle en ressortit, Tom dormait sur le canapé… complètement parti, il ronflait même un peu. Il doit se faire tard, dit-elle en prenant la montre de Tom, qu’il avait laissée sur le cageot servant de table.

Surprise, elle regarda à nouveau le cadran : on n’y voyait pas la moindre aiguille, rien qu’une espèce de panneau miniature où l’heure s’inscrivait en chiffres noirs sur un fond gris fumée.

9:35, indiquait-elle, indication qui se transforma en 9:36. Le petit deux-points noir ne cessait de clignoter.

Joyce n’avait jamais vu une montre pareille, qu’elle supposa très coûteuse… ce ne pouvait être celle d’un vendeur de voitures. Mais elle ne provenait pas non plus de l’étranger : on y lisait « Timex », « Quartz Lithium » (allez savoir ce que cela signifiait) et « Résistant à l’eau ».

Vraiment très étrange, songea-t-elle.

Tom Winter, l’Homme-Mystère.

Le laissant ronfler sur le canapé, elle passa dans sa chambre. Elle s’y déshabilla sans allumer la lumière avant de s’allonger sur l’étroit lit aux ressorts grinçants, savourant la fraîcheur de l’air, le cliquetis du radiateur et le crépitement de la pluie sur l’escalier de secours. Elle se glissa ensuite sous la couverture rêche et marron afin d’y attendre le sommeil.

Le soir et le matin, elle adorait New York.

Elle ne dormait parfois que cinq heures d’affilée, parfois moins, pour profiter davantage de la matinée et de la nuit.

Le soir, surtout quand elle sortait avec Lawrence et la bande, elle se laissait simplement emporter dans le feu de leur conversation et parlait de déségrégation ou de course aux armements dans un café-concert, se laissait emporter aussi par la musique, des légions de chanteurs folks venus de tout le pays se déversant désormais à l’angle de Bleecker et MacDougal : dans les salles au sol recouvert de sciure et remplies de ses amis poètes, folks ou beatniks, de fervents trotskistes, de drogués, de musiciens de jazz et de fugitifs de dix-huit ans échappés des banlieues miteuses du Midwest, tous ces courants transversaux convergeaient avec tant d’intensité que, certaines nuits, Joyce croyait le ciel noir d’ébène susceptible de s’ouvrir en un ravissement des déshérités qui leur permettrait à tous de monter physiquement au ciel. Des nuits de ce genre n’avaient rien eu d’inhabituel durant l’hiver et le printemps, si bien qu’elle attendait avec impatience l’été, où le rythme allait doubler et doubler encore. Peut-être Lawrence publierait-il sa poésie, ou bien elle-même trouverait-elle un public pour sa musique. Ils seraient alors dans l’œil de ce vortex lumineux.

Mais elle aimait aussi les matins. Celui-là, par exemple. Elle aimait sentir en se réveillant la ville sortir du sommeil tout autour d’elle. Depuis son arrivée à New York, le rythme de la ville était devenu un thème stabilisateur. Elle avait appris à distinguer le bruit de la circulation du matin de celui de l’après-midi, tous deux différents du bruit de la circulation nocturne, avec sa sirène solitaire. La circulation du matin éveillait Joyce avec des promesses. Elle ne détestait pas la ville avant midi, quand celle-ci devenait vulgaire, bruyante, turbulente, ordinaire et d’une étouffante monotonie. À Macy’s, durant ses pauses déjeuner, elle avait écrit des chansons sur New York la nuit et le matin, petits charmes contre la grossièreté de la mi-journée.

Tom dormait toujours sur le canapé. Joyce en fut un peu surprise. Elle l’avait imaginé disparaissant au matin, comme un rêve, comme de la fumée. Il était toutefois là, bien réel dans ses vêtements froissés. Elle entendit vibrer et gémir la plomberie de la salle de bains, puis il entra dans la cuisine, le visage tout juste lavé, les yeux aussi écarquillés et abasourdis que la veille.

« New York, dit-il. 1962.

— Félicitations.

— Stupéfiant.

— Vous n’êtes vraiment pas d’ici.

— On peut dire ça. » Il avait un grand sourire un peu idiot.

« Vous vous sentez mieux, ce matin ?

— Mieux, oui. Un peu étourdi, en fait.

— Ah oui. Bon, évitez d’être trop étourdi. Vous avez sans doute besoin d’un petit déjeuner.

— Sans doute. » Il ajouta : « Je suis toujours fauché.

— Eh bien… je peux nous offrir un petit déjeuner. Mais j’ai rendez-vous avec Lawrence à midi. Il n’apprécierait peut-être pas de savoir que vous avez dormi là. » Tom accepta d’un hochement de tête sans demander qui était Lawrence… Très courtois, se dit Joyce.

Elle verrouilla la porte de l’appartement et ils descendirent dans la rue. Le ciel était dégagé, l’atmosphère presque tiède… ce qui valait mieux, Tom n’ayant pas de manteau à enfiler par-dessus sa chemise de coton. Joyce se mit à recommander un magasin de vêtements d’occasion qu’elle connaissait, « pour quand vous aurez un peu de liquide ». Mais il ne parut pas s’en préoccuper. « Je m’inquiéterai pour l’argent plus tard.

— Saine attitude.

— Il faut d’abord que je voie comment rentrer chez moi.

— Il ne vous faut pas d’argent pour ça ?

— Ce n’est pas l’argent qui pose problème.

— Alors c’est quoi ?

— Les lois de la physique. Les souris mécaniques. » Joyce sourit malgré elle. Il continua : « Je ne peux pas vous expliquer. Peut-être que je pourrai un jour. Si je trouve le chemin pour revenir ici. »

Elle croisa son regard. « Sans plaisanter ?

— Sans plaisanter. »

Elle commanda un petit déjeuner pour deux dans un bistrot. Cela taillait un peu dans son budget… mais à quoi servait l’argent ? Tom tint à acheter un journal, qu’il regarda d’un air émerveillé, tournant les pages avec révérence… il le lisait moins qu’il ne l’examinait, d’après Joyce. Pour sa part, elle n’avait pas pris de journaux depuis le lancement de John Glenn en février. « Vous êtes juste vendeur de voitures ou vous êtes aussi poète ?

— On ne m’avait encore jamais accusé de poésie.

— C’est parce que vous avez parlé de souris mécaniques. En plus, eh bien, on est au Village. Les poètes sont comme des cafards, dans le coin.