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— Mon Dieu, on y est ; c’est vrai ? À Greenwich Village. » Il leva les yeux du journal. « Vous jouez de la musique ?

— Ça m’arrive, admit Joyce.

— J’ai remarqué votre guitare dans l’appartement. Une Hohner à douze cordes. Pas trop vilaine.

— Vous jouez ?

— Un peu. J’ai appris à la fac. Mais ça fait des années.

— On devrait jouer ensemble, un jour. Si vous revenez.

— Les guitaristes doivent autant courir les rues que les poètes, par ici.

— Eh bien, c’est comme pour les flocons de neige. Il n’y en a pas deux pareils. » Elle sourit. « Sans plaisanter, si vous revenez dans le coin…

— Merci. » Il consulta sa montre et se leva. « Vous avez été terriblement généreuse.

— De nada. Et puis je vous aime bien. »

Il lui toucha un instant la main. Un contact fugace mais chaleureux, et Joyce sentit en elle un léger frisson… mystérieux, inattendu.

« Je reviendrai peut-être, dit-il.

— Au revoir, Tom Winter. »

Il s’éloigna dans la lueur pâle du soleil, hésita un instant sur le seuil, puis partit vers l’est d’un pas mal assuré.

Trouve ce que tu cherches, pensa-t-elle. Un vœu d’adieu. Même si cela ne semblait guère probable.

Je ne le reverrai sans doute jamais, songea-t-elle.

Elle sirota son café en jetant un coup d’œil au journal, mais il ne contenait que des mauvaises nouvelles : deux types avaient été assassinés dans une ruelle à moins d’un bloc de son appartement. Pendant qu’elle dormait, la Mort avait arpenté les rues.

Une pensée à vous donner la chair de poule, aussi leva-t-elle à nouveau la tête en tendant le cou pour voir Tom dans la rue, mais il avait déjà disparu, perdu dans la circulation du matin, hors de portée.

5 

Le réceptionniste jeta un coup d’œil au registre au moment de lui tendre la clef. « Chambre 312, madame Winter. »

Barbara en resta abasourdie. S’était-elle vraiment inscrite sous ce nom ? Elle prit la clef en regardant de biais la page où, en effet, elle avait soigneusement écrit Mme Barbara Winter.

Le motel, bivouac de trois étages en brique, se situait en retrait d’une sinistre portion de nationale à environ une heure de Belltower. Barbara avait envisagé de faire le trajet d’une traite, mais quand Tony avait appelé, cet après-midi-là, elle participait à un congrès à Victoria, en Colombie-Britannique, et il était maintenant tard : sa voiture et elle avaient besoin de repos. D’où cet arrêt à vingt-deux heures trente sous la petite pluie au bord de la route, dans cet endroit lugubre où elle avait signé le registre de son nom de femme mariée.

La chambre 312 sentait la chaleur sèche et le désinfectant. Le lit grinçait et les stores s’ouvraient sur le parking, où les néons du panneau CHAMBRES DISPONIBLES se reflétaient dans l’asphalte humide et luisant. Leurs pneus sifflant dans la pluie, des camions et des automobiles passaient par groupes de trois ou quatre sur la nationale.

C’est peut-être stupide d’aller voir Tom.

C’était une pensée inévitable. Barbara l’avait eue à plusieurs reprises durant le trajet. Elle la sentait lui résonner dans la tête tandis qu’elle ôtait son jean et son chemisier puis passait sous la douche pour se débarrasser de la crasse du voyage.

Peut-être était-il en effet stupide, et même inutile, d’aller voir Tom. Rafe l’avait bien pris, sans trop faire la moue, mais Rafe, vingt-trois ans, voyait leurs six ans de différence comme un gouffre et se sentait menacé à l’idée qu’elle gardait de l’affection pour Tom. Elle lui avait rendu service en minimisant leurs contacts… jusqu’ici.

Mettre en danger ses liens avec Rafe était stupide – elle n’en avait pas d’autres pour le moment et tenait absolument à eux. Mais elle se souvenait de ce que lui avait dit Tony au téléphone :

Je ne peux rien pour lui, cette fois.

Les mots l’avaient traversée comme une bourrasque glacée.

« S’il te plaît, Tom, dit-elle à voix haute. S’il te plaît, espèce d’imbécile, débrouille-toi pour aller bien. »

Puis elle se glissa sous les draps froids du motel et dormit jusqu’à l’aube.

Au matin, elle essaya de téléphoner à Tom. Il ne décrocha pas.

Tout d’abord, elle paniqua. Se reprocha d’avoir passé la nuit là : le voyage n’aurait pas été beaucoup plus long. Elle aurait pu continuer, aller frapper à sa porte, le sauver de…

De quoi ?

Eh bien, là était la question, pas vrai ? La grande question sans réponse.

Elle régla sa note, rangea son bagage dans le coffre et se joignit dans la lumière de l’aube à la maigre circulation qui vrombissait sur la nationale.

Depuis qu’elle avait quitté Tom, elle avait eu en tout et pour tout deux conversations avec son frère Tony. Deux conversations où il lui avait demandé de l’aide pour Tom.

Son premier appel remontait à plusieurs mois. Tom buvait, avait perdu son travail et devait plusieurs mois de loyer. Si Barbara l’avait su, elle aurait éventuellement essayé de l’aider… mais quand Tony avait appelé, le problème était presque résolu : il avait trouvé un emploi à Belltower pour Tom, qui ne buvait plus. « Je ne vois pas ce que je peux faire, avait-elle dit.

— Tu pourrais te remettre avec lui, avait répondu Tony. Même si cela me fait mal de le dire. Je crois que ça l’aiderait.

— Tony, tu sais que je ne peux pas.

— Mais pourquoi pas, merde ? Pour Tom, je veux dire.

— On n’a pas rompu sans raison. Je fréquente quelqu’un d’autre.

— Tu t’es mise à la colle avec un ado anarchiste. J’en ai entendu parler.

— Voilà qui n’aide pas vraiment, Tony.

— Tu dois être le meilleur coup de l’État de Washington, Barbara, sinon je ne comprends pas pourquoi ton départ tourmente mon frère à ce point », répliqua Tony avant de raccrocher. Barbara n’aurait jamais cru avoir de ses nouvelles après cela. Sauf situation désespérée.

Et il fallait croire qu’elle l’était. Le second appel de Tony, la veille, lui avait été transmis au congrès sur la forêt et l’environnement à Victoria par un des membres du conseil de World Watch, un groupe de pression pour lequel elle travaillait. Elle fut d’abord prévenue par un coup de téléphone de Rachel, sa collègue. « Barb, tu connais vraiment ce type ? Il dit être de la famille de ton ex. Il dit : “Je sais qu’elle bosse pour cette organisation de gauchistes et il faut que je lui parle tout de suite.“ Un problème familial C’était urgent, d’après lui, alors je lui ai donné le numéro de l’hôtel, mais je me demandais si…

— Ne t’inquiète pas, Rachel, dit Barbara. Il n’y a pas de problème. Tu as bien fait. »

Elle patienta dix minutes près du téléphone, alors que Rafe et le séminaire « Emplois ou oxygène » l’attendaient.

Puis la réception lui passa l’appel de Tony.

« C’est au sujet de Tom », annonça ce dernier.

Barbara sentit un poids soudain sur sa nuque : un début de migraine. « Tony… on n’a pas déjà eu cette conversation ?

— C’est différent, cette fois.

— Qu’est-ce qui a changé ?

— Écoute-moi donc, Barbara, d’accord ? Tu me laisses parler en gardant toutes ces conneries de psychologie pour après ? »

Barbara se mordit la lèvre sans répondre. Sous l’insulte perçait l’urgence, ce qui était nouveau de la part de Tony.