Un bref vertige le saisit quand les artères ouvertes se refermèrent. Le flot de sang qui jaillissait de la plaie noircie se réduisit à un filet.
Des programmes intelligents avaient été insérés dans les séquences libres de son ADN. Pour Ben, il ne s’agissait pas d’une blessure mortelle. C’était toutefois bel et bien un grave handicap.
Il ne pourrait arriver à rien, à cet endroit. La souche ne le protégeait pas du tout et le maraudeur s’apprêtait à tirer une nouvelle fois. Ben avança en titubant, traînant son moignon sanglant dans la terre, sautilla à deux reprises avant de rouler à nouveau en une culbute d’ivrogne qui aurait pu réussir si le maraudeur avait visé lui-même, mais son arme disposait d’un dispositif de reconnaissance de cible et le rayon traversa deux fois le corps de Ben, tranchant d’abord sa main droite au niveau du poignet avant de lui ouvrir profondément la cavité abdominale. Sang et flammes s’épanouirent sur sa chemise, qu’il avait achetée au Sears du centre commercial du port.
Ben commença à envisager de mourir.
C’était sans doute inévitable. Il avait conscience des graves dégâts qu’il venait de subir. Il sentit passer des vagues de vertige, tandis que ses artères principales se fermaient ou se dilataient en vaines tentatives pour maintenir la tension artérielle. L’engourdissement s’étendit de sa hanche à sa clavicule, lui donnant l’impression de glisser dans un bain tiède. Il gisait à l’endroit de la pelouse où l’avait conduit son inertie, comme désarticulé, au bord de l’évanouissement.
Il tourna la tête.
Le maraudeur se dressait au-dessus de lui.
Son armure entièrement dorée brillait, éblouissante au soleil.
L’intrus baissa la tête vers Ben avec une expression si totalement dépourvue d’émotion que celui-ci en fut un instant surpris. Cela ne lui fait pas grand-chose de m’avoir tué, songea-t-il.
Le maraudeur braqua une fois de plus son arme de poignet, cette fois sur la tête de Ben.
C’était une arme tout à fait quelconque intégrée aux mécanismes de l’armure, qui évoquaient curieusement des articulations d’insecte. Ben releva les yeux. Vit un soupçon de sourire.
Le maraudeur tira.
La plus grande partie de la tête du voyageur temporel disparut dans une vapeur d’os et de chair.
Billy Gargullo considéra avec une répugnance soudaine le corps du voyageur temporel. Ce n’était plus un ennemi, mais quelque chose dont il lui fallait se débarrasser. Un rebut malpropre.
Saisissant le cadavre par son bras intact, il entreprit de le traîner jusque dans les bois derrière la maison. Une opération longue et éprouvante. L’atmosphère était fraîche, mais le soleil brillait sans merci. Déconcerté par la luxuriance de cette forêt, Billy s’enfonça de plusieurs mètres sur un étroit chemin, jusqu’à ce que celui-ci tourne à gauche. Sur la droite s’ouvrait une clairière, dans laquelle se dressait un bûcher en lattes, complètement recouvert de lierre et abandonné depuis des années.
Il en examina la porte. Un gond manquait, aussi penchait-elle de travers à l’intérieur, laissant le soleil aller s’y refléter dans l’humidité. Il y avait des piles de journaux moisis, quelques outils de jardin rouillés et une nuée de moustiques.
Billy jeta le voyageur temporel – ou plutôt la chair lacérée de son corps – dans l’ombre à la fétide odeur de terre que fournissait la construction. Le mouvement fit basculer un tas de journaux sur le cadavre. Les papiers s’écrasèrent avec un bruit sourd et humide, dégageant une soudaine odeur de moisi qui le fit grimacer.
Satisfait, il recula d’un pas. Le corps serait peut-être découvert, mais cela écarterait les soupçons au moins un bon moment. Il ne prévoyait pas de s’attarder dans les parages.
Il marqua un temps d’arrêt, une main posée sur le mur du bûcher brûlant de soleil.
Il y eut un bruit derrière lui, léger et néanmoins troublant… un bruissement et un cliquetis dans la pénombre.
Des souris, se dit Billy.
Des rats.
Eh bien, ils peuvent l’avoir.
Il referma la porte.
Le tir initial de Billy avait fait tomber le sachet de graines de volubilis que le voyageur temporel tenait à la main.
Ouvert par le rayon, le sachet s’était répandu sur la pelouse. Son papier carbonisé – sur lequel on arrivait encore à lire, en lettres marron, les mots Bleu céleste – aboutit à proximité de la souche de bouleau où le voyageur temporel venait de perdre sa jambe. Les graines dispersées formaient un grand arc de cercle jusqu’à la clôture.
Oiseaux et insectes en mangèrent la majeure partie. Quelques-unes, arrosées par l’averse de la nuit suivante, prirent racine dans la pelouse et périrent étouffées par les mauvaises herbes avant que leurs pousses voient la lumière.
Quatre d’entre elles germèrent dans le sol fertile proche de la clôture en cèdre.
Trois survécurent jusqu’à l’été, qui produisirent en août quelques fleurs voyantes, mais il n’y avait personne pour les voir. L’herbe avait beaucoup poussé et la maison était vide.
Elle allait le rester encore quelques étés.
PREMIÈRE PARTIE
La porte dans le mur
1
C’était une modeste maison en bois de trois pièces, dotée d’un sous-sol un peu plus profond que ne le voulait la coutume dans la région, une propriété agréable, mais recouverte de lierre et de broussailles, et à des kilomètres de la ville.
D’après l’agent immobilier, elle était vide depuis des années et le terrain donnait à l’arrière sur un marais de cèdres. « Franchement, ça ne me semble pas un investissement à gros potentiel. »
Tom Winter était d’un autre avis.
Peut-être cela venait-il de son humeur, mais la propriété l’avait tout de suite attiré. Paradoxalement, il l’appréciait pour ses défauts : son isolement, perdue dans cette pinède pluvieuse… sa brutale absence d’attraits, comparable à la laideur franche d’un bouledogue. Il se demanda si, en vivant dans cette maison, il en viendrait petit à petit à lui ressembler, tout comme, disait-on, les propriétaires d’animaux domestiques se mettaient à leur ressembler. Il serait quelconque. Isolé. Peut-être un peu sauvage.
Ce qui n’était pas, supposait Tom, la manière dont le voyait l’agent immobilier, Doug Archer. Celui-ci portait sa veste bleue de l’agence immobilière, mais son Levi’s soigné aux couleurs passées ainsi que sa coupe de cheveux hirsute trahissaient ses origines. Famille des environs, classe ouvrière (avec peut-être encore un parent de couleur en train de couper du bois dans la nature), éducation qui pousse à regarder d’un air soupçonneux les pantalons à pli comme celui que portait Tom ce jour-là. Mais il ne fallait pas se fier aux apparences. Tom s’arrêta un instant alors qu’ils approchaient de la porte d’entrée, un assemblage aveugle de planches de pin. « Ce n’était pas chez les Simmons ? »
Archer secoua la tête. « Mais pas loin. Leur propriété est un peu plus haut sur la colline. Peggy Simmons y vit toujours… elle approche des quatre-vingts ans. » Il leva un sourcil. « Vous connaissez Peggy Simmons ?
— Je livrais les commissions sur tout Post Road pour l’épicerie. Il m’arrivait de venir par ici. Mais ça fait un bail.
— Sans blague ! Vous m’avez dit que vous…
— J’ai passé la plus grande partie de ces douze dernières années à Seattle.
— Vous êtes de la famille de Tony Winter, celui d’Arbutus Ford ?
— C’est mon frère.
— Tiens donc ! Eh bien, ça change pas mal les choses ! »