Peut-être pour toujours.
Il lui toucha timidement le bras. Elle accepta le geste et ils s’embrassèrent. Le plus difficile fut de se souvenir à quel point elle avait aimé qu’il la serre dans ses bras. Combien cela lui manquait.
« N’oublie pas de nourrir le chat, lui dit-elle.
— Je n’en ai pas.
— Le chien, alors ? Quand j’ai regardé par la fenêtre, j’ai cru voir…
— Tu as dû te tromper. »
Son premier véritable mensonge, songea Barbara. Il n’avait jamais été doué pour cela.
Dans le coin du salon, son téléviseur s’alluma… apparemment de lui-même. Elle supposa qu’il l’avait branché sur une minuterie.
« Tu ferais mieux de partir, indiqua-t-il.
— Eh bien, qu’est-ce que je peux dire ? »
Il la serra juste un peu plus fort. « Je pense qu’on peut juste se dire au revoir. »
6
Tom Winter se réveilla frais et dispos pour la dernière journée des années 1980 qu’il comptait supporter.
Il lui vint à l’esprit qu’il quittait cette décennie avec juste un peu d’avance. Quelques mois plus tard, au 1er janvier, le couperet tomberait et les masses entreraient avec des hourras dans les années 1990. C’était une espèce d’exode collectif, les rats abandonnant le navire en perdition de la décennie actuelle au profit des eaux infestées de requins de la suivante. Tom ne se comportait pas différemment. Juste avec davantage de prudence.
En supposant, bien entendu, que les insectes mécaniques le laissent partir.
Mais il n’avait plus peur des insectes mécaniques.
Il se doucha, s’habilla, se prépara un copieux repas dans la cuisine. C’était une belle journée de début d’été. La brise qui entrait par la porte à moustiquaire était juste assez rafraîchissante, le ciel juste assez bleu pour promettre un après-midi nonchalant. Lorsqu’il éteignit la cafetière électrique, il entendit un pivert tambouriner sur un des grands arbres à l’arrière. Une agréable odeur de pin, de cèdre et d’herbe coupée. Il avait tondu la pelouse la veille.
C’était presque trop joli pour s’en aller. Presque.
Il n’avait plus vraiment peur des insectes mécaniques, qui ne le craignaient pas eux-mêmes. La familiarité s’était installée des deux côtés. Il en voyait justement un – parmi les plus petits, pas plus gros que l’ongle du pouce – en train de longer la lézarde à la jonction du carrelage et du mur. Il se pencha, vaguement curieux, pour l’observer au travail. On aurait dit un mille-pattes composé d’agate, d’émeraude et de rubis… une décoration de Noël miniature. La chose repéra un fragment de pain grillé, s’en approcha et l’effleura d’une de ses antennes filiformes. La miette disparut. Vaporisée ou ingérée d’une manière ou d’une autre : Tom n’en savait rien.
Il ramassa avec précaution l’insecte mécanique qu’il posa délicatement au creux de sa paume.
La chose cessa tout mouvement à son contact. Tom ressentit malgré tout une espèce de fourmillement tiède sur sa peau. Elle ressemblait pour lui à un de ces bijoux qu’on trouve dans ces boutiques au bord des routes de l’Arizona profond : à une boucle d’oreille ou à un bouton de manchette.
Il la reposa sur le comptoir de la cuisine. Au bout d’un moment, elle se redressa et déguerpit pour aller reprendre son travail là où Tom l’avait interrompu.
Quelques nuits auparavant, les insectes mécaniques s’étaient glissés à l’intérieur de son petit téléviseur Sony pour le modifier et le reconstruire. Tom but un peu de café en passant dans le salon pour allumer l’appareil, mais ne vit qu’un bout du « Today Show » – trente secondes sur une quasi-collision au-dessus de l’aéroport international de Chicago – avant que l’image disparaisse. L’écran prit une sinistre couleur bleu phosphorescent, sur laquelle apparurent des lettres blanches.
AIDE-NOUS TOM WINTER, lui disait le téléviseur.
Il l’éteignit et sortit de la pièce.
La veille, le téléviseur avait failli attirer l’attention de Barbara. Tout comme son « chat », un des insectes mécaniques les plus gros.
D’une certaine manière, il était reconnaissant à son ex-épouse d’avoir vu cela. L’idée lui trottait toujours dans la tête, parfois irrésistible, qu’il avait franchi les frontières de la folie complète, ou au minimum d’une folie confinée aux limites de la propriété, d’une démence focale. Sauf que Barbara avait entraperçu ces phénomènes et qu’il avait dû la faire sortir avant qu’elle en voie davantage, aussi s’agissait-il d’événements authentiques, bien qu’inexplicables.
Barbara n’aurait pas compris. Non, ce n’était pas le bon terme… Tom ne pouvait dire que lui-même comprenait ces événements : d’énormes mystères subsistaient. Mais il les acceptait.
Cette acceptation de faits manifestement impossibles était presque complète. Sans doute depuis le soir où il avait percé le mur du sous-sol.
Il repensa à cette soirée, ainsi qu’aux jours et aux nuits qui avaient suivi : des souvenirs vifs, lucides, polis par l’usage.
Il arracha de grands morceaux poussiéreux de plaques de plâtre jusqu’à ce que le trou atteigne une taille suffisante pour lui livrer passage.
Derrière, l’obscurité. Il sonda celle-ci avec sa torche, mais les piles devaient être usées : il ne put trouver le mur du fond… comme s’il n’y en avait pas.
En fait, on aurait dit que…
Eh bien, on aurait dit qu’il venait d’entrer par effraction dans un tunnel qui avait à peu près la largeur de son sous-sol et se poursuivait sur une distance indéfinie, passant sous le jardin pour s’enfoncer dans la colline de Post Road.
Il fit un autre pas en avant. Les murs du tunnel étaient d’un gris lisse et monotone, tout comme le sol et le plafond. Il ne se trouvait pas dans une cavité souterraine humide, mais dans un endroit sec, propre, sans poussière… à part les débris produits avec son pied-de-biche.
Et il y avait de plus en plus de lumière. Elle commença à remplir le tunnel dès qu’il mit le pied dedans. Uniforme, elle semblait toutefois provenir plutôt d’en haut. Tom baissa les yeux, éteignit sa torche et découvrit qu’il projetait une ombre diffuse autour de ses pieds.
La lumière se prolongea sur tout le couloir, qui commençait au fond de son sous-sol, s’éloignait en obliquant légèrement sur la gauche, restait quelques mètres durant parallèle à Post Road, puis virait vers l’ouest au voisinage de la nationale, si Tom ne se trompait pas sur la distance. À peut-être cinq cents mètres.
Il resta longtemps les yeux fixés sur cet horizon.
Sa première réaction fut une jubilation nerveuse et vertigineuse. Nom d’un chien, il avait eu raison ! Il y avait bien quelque chose en bas. Quelque chose de mystérieux, d’étrange, de vaste, peut-être de magique. Quelque chose dont ni les journaux ni personne de son entourage n’avaient jamais parlé, qu’il n’avait jamais vu à la télévision, jamais vécu et jamais pensé vivre un jour. Quelque chose qui sortait du puits profond des mythes, des contes de fées et des conjectures les plus folles.
Peut-être des ogres vivaient-ils là. Ou des anges.
Sa seconde réaction, presque aussi immédiate, consista en un grand frisson de peur. Les créateurs de cet endroit – les insectes mécaniques ou la force qui les contrôlait – devaient être d’une puissance énorme. Une force considérable qui préférait rester cachée. Une force puissante qu’il pourrait avoir dérangée avec son pied-de-biche et son marteau.