Il recula, ressortit du couloir par le trou dans le mur du sous-sol… à pas lents et silencieux, même si, à ce stade, se montrer discret semblait plutôt ridicule. S’il n’avait pas attiré l’attention des Êtres Mystérieux en s’introduisant dans leur repaire avec un démonte-pneu, à quoi servait de retenir sa respiration maintenant ? Mais il ne put réprimer cette envie puissante et instinctive de se retirer sur la pointe des pieds.
Il recula jusqu’à retrouver l’environnement relativement moins mystérieux de son sous-sol.
Le sous-sol de la maison qu’il possédait… sauf que ce n’était pas la sienne. Conclusion ? La maison ne lui appartenait pas quand il l’avait achetée, elle ne lui appartenait pas davantage à présent et ne lui appartiendrait toujours pas quand il en partirait.
Il s’essuya le front avec sa manche de chemise, ce qui mouilla le tissu et le recouvrit de plâtre.
Je ne peux pas dormir ici cette nuit.
Mais déjà la peur commençait à s’évanouir. Il avait passé là de nombreuses nuits, en sachant qu’il s’y produisait quelque chose de bizarre, en sachant que cela ne lui voulait pas de mal. Après tout, le tunnel et ses rêves participaient du même phénomène. Aide-nous, l’avaient supplié ceux-ci. Ce n’était pas le message d’une force omnipotente.
Derrière le trou dans le mur, le couloir vide s’obscurcit et se figea à nouveau.
Il parvint à s’endormir peu après quatre heures du matin, se réveilla une heure avant celle à laquelle il devait commencer à travailler. Son sommeil avait été tendu et sans rêves. Il se changea – il avait dormi tout habillé – et descendit à pas feutrés au sous-sol.
Où un nouveau choc l’attendait.
Le trou dans le mur était presque rebouché.
Une colonne de minuscules machines insectoïdes se déplaçait entre les gravats et le mur que Tom avait ouvert la veille. Elles pouvaient être une centaine à tourner lentement au bord de l’ouverture, qu’elles tricotaient d’une manière ou d’une autre, restaurant le mur dans son état initial.
C’étaient les machines insectoïdes qu’il avait vues aller des fondations à la forêt en traversant le jardin au clair de lune. Tom les reconnut et, bizarrement, leur présence ne le surprit pas. Évidemment qu’elles étaient là. Elles ne se cachaient plus, voilà tout.
Elles ne se livraient pas sur le mur à un simple rapiéçage, mais à une reconstruction complète, propre et homogène. Il comprit intuitivement que s’il grattait la peinture il retrouverait les marques de fabricants imprimées à l’encre bleue sur les panneaux de plâtre, les clous restaurés à l’atome près à leur place initiale dans les montants en bois, ceux-ci réparés aux endroits creusés par l’extrémité de son pied-de-biche… fibres, nœuds et sève sèche comme intacts.
Il s’approcha d’un pas. Les insectes mécaniques se figèrent. Il sentit qu’ils fixaient un instant leur attention sur lui.
Des bijoux mécaniques qui se déplaçaient sans bruit.
« Vous étiez là depuis le début, chuchota Tom. C’est vous qui avez fait cette fichue vaisselle. »
Ils reprirent alors leur patient travail. L’ouverture se réduisit sous ses yeux.
Il dit, d’une voix qui tremblait juste un peu : « Je referai le trou. Vous le savez ? »
Ils l’ignorèrent.
Mais il ne rouvrit pas le mur… pas avant d’avoir laissé une semaine s’écouler.
Il se sentait en équilibre entre deux mondes, incertain de lui-même et de ce qu’il pouvait faire. L’immensité de sa découverte l’atterrait. Elle se composait pourtant d’événements incrémentaux et relativement petits : les insectes qui nettoyaient la cuisine, ses rêves, le tunnel derrière le mur. Il essaya d’imaginer des scénarios dans lesquels il expliquait toute la situation aux autorités compétentes… lesquelles, d’ailleurs ? (La chambre de l’immobilier ? La police locale ? La CIA, la NASA, la National Géographic Society ?) Au fond, rien de tout cela n’était un tant soit peu possible. Des histoires de ce genre faisaient au mieux leur apparition dans les dernières pages de tabloïdes comme l’Enquirer.
Et, plus important encore, peut-être, Tom ne se sentait pas prêt à partager ces découvertes. Elles étaient à lui, elles lui appartenaient. Il n’avait pas Barbara, ni d’emploi sérieux, il avait même abandonné le rude réconfort de l’alcool. Mais il détenait ce secret… ce secret dangereux, irrésistible, tout à fait étrange et parfois très effrayant.
Ce secret encore imparfaitement révélé, encore incomplet.
Pendant quelques jours, il ne mit plus les pieds au sous-sol et réfléchit à ce qu’il allait faire ensuite.
Son rêve des insectes mécaniques n’en avait pas été un, ou pas tout à fait. En perçant le mur, il avait mis le pied dans leur cercle magique. Ils avaient cessé de se dissimuler à sa vue.
Il les observa avec fascination deux soirs d’affilée. Les plus petits étaient les plus nombreux. Ils se déplaçaient seuls ou à deux, en général le long des murs, s’aventuraient parfois à traverser la moquette ou explorer les placards de la cuisine, avançaient en lignes droites ou en courbes aussi précises qu’élégantes. Ils étaient minuscules, colorés et très minutieux dans leur nettoyage ; ils se tenaient totalement immobiles quand il les touchait.
Le vendredi soir, en rentrant de la concession automobile, il en découvrit une colonne qui disparaissait dans le panneau arrière de son téléviseur. En approchant l’oreille de l’écran, il les entendit s’activer à l’intérieur : un léger cliquetis métallique, accompagné d’un sifflement.
Il les laissa tranquilles.
Variation plus grande et moins abondante, ceux que Tom appelait en pensée « souris mécaniques ». Ils avaient la taille et approximativement la forme d’un rongeur : des corps en métal bleu scarabée luisant, des têtes couleur d’encre terne. Ils se déplaçaient à une vitesse surprenante, malgré leur absence apparente de pattes et de pieds. Tom pensait qu’ils flottaient à deux ou trois millimètres du sol, mais cela restait une simple supposition : ils déguerpissaient dès qu’il essayait de les toucher ou de les tenir. Il les vit parfois guider leurs congénères de petite taille par terre, ou seuls, occupés à des tâches plus mystérieuses.
Le samedi, encore une nuit de lune, il se bourra de café noir brûlant et s’installa devant le film de fin de soirée. Il éteignit les lumières à une heure du matin et s’aventura d’un pas prudent dans l’herbe humide du jardin, une puissante torche à la main et les chevilles protégées par des chaussures à tige montante.
Il vit, fluorescents à la lueur de la lune, un grand nombre d’insectes mécaniques, comme dans son rêve qui n’en était pas un, se déverser par les trous dans les fondations jusque dans les profondeurs des bois. Dans quel but ?
Tom envisagea de les suivre, y renonça toutefois : pas maintenant. Pas dans le noir.
Ils voulaient son aide. Ils la lui avaient demandée.
Cela dérangeait Tom de le savoir. C’était une forme de communication, une forme de communication qu’il ne comprenait et ne contrôlait pas. AIDE-NOUS TOM WINTER, avaient-ils dit, et ils le répétaient en ce moment même. Mais ce n’était pas un message qu’il entendait ou interprétait, juste une compréhension muette de ce qu’ils désiraient. Ils ne lui voulaient aucun mal. Ils lui demandaient juste son aide. Quelle aide, et où ? Mais leur seule réponse était une espèce de signal, que Tom comprenait aussi parfaitement que leur autre message : SUIS-NOUS DANS LES BOIS.