Inquiet, il recula dans l’obscurité. Il se souvenait soudain très nettement de ce qu’il avait ressenti des années plus tôt en lisant Marché gobelin, de Christina Rossetti dans un des livres de sa mère, un volume relié en cuir de poésie victorienne. En le lisant tout frissonnant au beau milieu de l’été, terrifié par la silhouette arachnéenne de l’arbousier devant la fenêtre de sa chambre et par ce qui pouvait vous arriver quand vous acceptiez avec trop d’empressement une invitation nocturne. Non merci, pensa-t-il, je crois que je ne vais pas aller dans la forêt pour le moment.
Les insectes mécaniques ne transmirent aucune réponse, à part peut-être le vague équivalent mental d’un haussement d’épaules, et poursuivirent leur étrange commerce entre la maison et les profondeurs des bois.
Le lendemain matin, lorsqu’il alluma son téléviseur, celui-ci émit un grésillement de parasites, devint soudain plus lumineux et afficha un message :
AIDE-NOUS TOM WINTER
Tom, qui sortait de la douche, portait un peignoir et tenait une tasse de café. Il ne s’aperçut pas que le café lui éclaboussait la main avant de se répandre sur la moquette. La peau autour de son pouce resta rouge toute la journée.
Les lettres clignotèrent et se stabilisèrent.
« Dieu du ciel ! » s’exclama-t-il.
Le téléviseur répondit :
AIDE-NOUS
La première réaction de Tom fut de foutre le camp de la maison en fermant la porte à clef derrière lui. Il s’obligea à y résister. Il savait que les insectes mécaniques avaient pénétré dans son téléviseur : ceci, supposait-il, en était la raison.
Il fit un grand pas en avant pour s’asseoir, pas tout à fait volontairement, sur le canapé.
Il s’humecta les lèvres.
Dit : « Qui êtes-vous ? »
Les mots AIDE-NOUS disparurent. L’écran resta vide quelques secondes, puis afficha de nouvelles lettres :
NOUS SOMMES PRESQUE COMPLETS
Communication, se dit Tom. Son cœur cognait encore contre ses côtes. Il se souvint d’un jouet qu’il possédait autrefois : une Magic 8-Ball, une espèce de boule de billard à qui on posait une question et qu’on retournait ensuite pour voir apparaître un message dans une petite fenêtre : oui, non ou un proverbe sibyllin. Les lettres sur l’écran de son téléviseur apparaissaient de la même manière, montant de profondeurs indistinctes. C’était un souvenir étrange mais réconfortant.
Il posa sa tasse de café pour réfléchir quelques instants.
« Qu’est-ce que vous voulez de moi ? »
Un temps d’arrêt.
DES PROTÉINES
DES GLUCIDES COMPLEXES
De la nourriture, comprit-il.
« Pour quoi faire ? »
POUR FINIR DE NOUS CONSTRUIRE
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? Vous n’êtes pas terminés ? »
POUR NOUS FINIR
Cela semblait être la seule réponse qu’ils voulaient donner. Il réfléchit à sa question suivante.
« Dites-moi d’où vous venez. »
La réponse se fit attendre plus longtemps que les précédentes.
TOM WINTER TU N’AS PAS BESOIN DE SAVOIR
« Je suis curieux. Je veux savoir. »
TOM WINTER TU NE VEUX PAS SAVOIR
Eh bien, peut-être pas.
Il se laissa aller contre le dossier, parvint à boire une gorgée de café et s’efforça de rassembler en esprit toutes les questions qui le contrariaient depuis son emménagement.
« Qu’est devenu l’homme qui vivait là ? »
CASSÉ
Un mot étrange, trouva Tom. « Qu’est-ce que vous voulez dire par “cassé” ? »
A BESOIN DE RÉPARATIONS
« Il est ici ? Où ça ? »
SUIS-NOUS
Sous-entendu : dans les bois. « Non. Je ne veux pas, pas pour le moment. Vous… vous le réparez ? »
PAS TERMINÉ
« J’ai trouvé le tunnel derrière le mur, rappela Tom. Dites-moi ce que c’est. Dites-moi où il va. »
Il dut attendre très longtemps, cette fois… il commença à croire qu’ils avaient abandonné. Puis d’autres lettres apparurent.
TOM WINTER UNE MACHINE
« Le tunnel est une machine ? Je ne comprends pas. »
LE TUNNEL EST UNE MACHINE
« Où va-t-il ? Il va quelque part ? »
IL VA LÀ OÙ IL EST
« Non, je veux dire… Où conduit-il ? »
LÀ OÙ ON L’A DIRIGÉ
C’était formidablement peu instructif. Ils ne pouvaient pas se cacher de lui, puisqu’ils lui demandaient son aide, mais ne voulaient ou ne pouvaient pas répondre à ses questions les plus simples.
Ce n’est pas une bonne affaire, pensa-t-il. Marché non conclu.
« Je vais y réfléchir », dit-il.
AIDE-NOUS TOM WINTER
Ce qui lui rappela quelque chose. Encore une question. Il demanda : « Quand vous me parliez, avant… quand on a communiqué… comment vous avez fait ? Avant maintenant, je veux dire. »
AIDE-NOUS disparut, et le nouveau message le remplaça quelques instants plus tard… abrupt, frappant, terre à terre.
NOUS ÉTIONS EN TOI
Il se redressa d’un coup, horrifié.
« Comment ça… ces petites machines-insectes, comme celles à l’intérieur de la télé ? Elles étaient en moi ? »
Il se les représenta procédant à de mystérieuses opérations chirurgicales durant la nuit. L’ouvrant… rampant partout. Le modifiant.
PLUS PETITES
« Il y en a de plus petites ? »
TROP PETITES POUR LES DISTINGUER
Microscopiques, interpréta Tom. Mais quand même !… « Elles sont venues dans mon corps ? Pour quoi faire ? »
PARLER
« Dans ma tête ? »
COMMUNIQUER NOS BESOINS
Temps d’arrêt.
PAS VRAIMENT RÉUSSI
Il était glacé et en sueur… il fallait qu’il comprenne. « Elles sont dans mon corps en ce moment ? »
NON
« Je suis différent ? Elles ont changé quelque chose ? »
RIEN DE CHANGÉ PAS VRAIMENT RÉUSSI
Temps d’arrêt.
NOUS POUVONS TE CHANGER SI TU VEUX PARLER PLUS DIRECTEMENT
« Non ! Vingt dieux, non merci ! »
Écran vide.
Tom se passa la main sur le visage. Trop d’informations à assimiler à la fois. Il pensa aux insectes mécaniques assez petits pour se glisser dans son système sanguin. Des microbes mécaniques. Le concept lui parut terrifiant.
Une autre question lui vint à l’esprit… puis il se demanda s’il ne valait pas mieux ne pas la poser.
« Si vous pouviez me changer… me modifier afin qu’on arrive à discuter… pourquoi vous ne l’avez pas fait ? »
Le téléviseur bourdonna vaguement.
TROP GRANDE INTRUSION
« Comment ça, vous voulez dire que c’est contraire à l’éthique ? »
PERMISSION NÉCESSAIRE
« Permission refusée ! »
AIDE-NOUS
Tom se leva et fit plusieurs petits pas de côté pour s’approcher prudemment de l’appareil. Il poussa l’interrupteur en ayant l’impression d’essayer de désamorcer une bombe puissante et inconnue. Ses mains tremblaient encore quand l’écran s’obscurcit.