Il le regarda un long moment sans bouger, puis, y pensant après coup, il se pencha pour débrancher la prise.
L’invasion de son téléviseur le secoua et le laissa indécis. À trois occasions différentes, il décrocha le téléphone pour commencer à composer le numéro de Doug Archer. Il voulait parler de tout cela à quelqu’un… mais le terme « voulait », trop insipide, ne convenait pas. Il ressentait un besoin physique, presque violent. Ainsi qu’une pulsion qui l’était d’ailleurs tout autant : celle de garder le silence. De jouer ces cartes étranges en les tenant le plus près possible de sa poitrine.
Il composa à trois reprises le numéro d’Archer et laissa même une fois sonner quelques instants, mais finit toujours par lâcher le combiné sur son support et lui tourner le dos. Ses motivations étaient contradictoires, et il ne tenait pas à les examiner de trop près, mais il se disait qu’Archer, avec sa recherche désespérée d’une espèce de revanche métaphysique sur Belltower, empiéterait sur ce qui avait été jusqu’ici le terrain de jeu magique exclusif de Tom.
Il aimait bien Archer. D’instinct. Mais, et c’était une pensée à laquelle il ne voulait pas trop réfléchir, peut-être avait-il une autre raison de ne pas l’appeler. Il aimait bien Archer et il sentait qu’il ne lui rendrait pas service en l’impliquant dans cette histoire. Aide-nous, avaient dit les insectes mécaniques. Cassé, avaient-ils dit. Besoin de réparations. Conséquence ? Quelque chose n’allait pas. Une machine très puissante avait eu des ennuis. Tom ne pouvait pas se dérober : il avait fait son choix. Mais comme il appréciait Archer – la pensée malvenue s’obstinait –, peut-être devrait-il le garder le plus loin possible de cette maison sur Post Road.
Il alla travailler durant cette période, il se montra même ponctuel, mais ses performances en souffrirent, ce qu’il ne pouvait ni contester ni empêcher. Vendre des automobiles d’occasion même au client le mieux disposé avait commencé à lui sembler absurde, ridicule. Il remarqua que Klein l’observait, le visage plissé par quelque chose qui ressemblait à son fameux froncement de sourcils, mais cela ne le touchait pas non plus. Dans la chaleur de l’après-midi, Tom parvenait à une sorte de quiétude zen, comme s’il passait toute cette agitation en revue depuis une montgolfière. De manière abstraite, il comprenait qu’il avait besoin de cet emploi pour gagner sa vie, mais il pourrait tenir le coup quelque temps s’il le perdait et trouver sans doute un autre travail. Le plus important était qu’un tunnel impossible se dissimulait dans son sous-sol derrière des panneaux de plâtre, que des créatures grosses comme le pouce et semblables à des pierres précieuses remplissaient toute sa maison, que son système sanguin contenait d’inoffensifs robots microscopiques et que sa télé avait commencé à lui parler. Face à tout cela, il avait un mal fou à ne pas sourire gaiement en suggérant d’autres moyens de se débarrasser de cette encombrante Coronet modèle 1976.
Chez lui, il ne rebranchait presque jamais le téléviseur. Il continuait à l’appeler ainsi, même s’il supposait que ce n’en était plus un, mais une ligne téléphonique privée pour les créatures (ou appareils) avec qui il partageait la maison. Il décida de s’en servir uniquement quand il avait une question spécifique à poser… et ce, même si les réponses ne seraient sans doute guère utiles.
Il le rebrancha un soir pour demander ce qui se trouvait à l’autre bout du tunnel dans le sous-sol… sur quoi il tomberait s’il y allait. DESTRUCTION, répondit la machine. Une réponse glaçante qui poussa Tom à demander : « Pour moi ? Vous voulez dire que je serais détruit ?
LE TERMINAL A ÉTÉ DÉTRUIT PAS TOI MAIS LA POSSIBILITÉ EXISTE
Le tunnel continua à occuper ses pensées. Tom se doutait qu’il ne pourrait s’empêcher de rouvrir le passage un jour, d’y entrer et de s’enfoncer dans le tunnel courbe. Il avait repoussé l’acte, le redoutant… tout en le voulant, avec une intensité parfois inquiétante. Il avait dépassé le stade de la curiosité. L’achat de cette maison avait représenté le premier d’une série d’événements qui ne s’achèverait pas avant qu’il ait suivi le tunnel jusqu’à son extrémité.
C’était toutefois effrayant, et cet équilibre très précaire entre peur et obsession l’avait tenu à l’écart du sous-sol… retardant ce à quoi il ne pourrait pas résister.
Ses rêves avaient cessé de lui demander son aide… mais quand, en rentrant chez lui le vendredi soir, il trouva sur la table de chevet son radio-réveil en train de prononcer « Aide-nous, Tom Winter » avec la voix d’un speaker très connu d’une radio AM de Seattle, il arracha la prise du mur et alla chercher son pied-de-biche. Il avait déjà trop attendu. Il était temps d’accomplir ce rêve étrange qu’était devenue sa vie, de le mener jusqu’à sa conclusion.
Il rouvrit le mur guéri. Sur le couvercle du sèche-linge, une colonne d’insectes mécaniques l’observait avec de grands yeux vides et sans la moindre expression perceptible. Tom supposa qu’il ne faisait que les imaginer en train de le regarder patiemment faire, d’un air sévère et désapprobateur.
Les événements commencèrent alors à se succéder à cadence soutenue.
Au cours de la semaine qui suivit, il procéda à trois expéditions distinctes dans le tunnel.
La première, le soir même, se limita à une exploration préliminaire. Tom sentit renaître ses doutes quand il revit le tunnel, quand celui-ci s’illumina autour de lui. Il avança de quelques pas hésitants dans cet espace d’un blanc lumineux puis s’arrêta pour regarder en arrière. Il vit se dresser le bâti de la cloison dans son sous-sol, exposé et absurde, comme si celle-ci avait interrompu presque par accident ce flot continu d’espace… aussi incongrue que la ferme de Dorothy, dans Le Magicien d’Oz, une fois déposée par le cyclone au milieu du pays des Munchkins. (Mais le tunnel ne pouvait avoir existé qu’après la construction de la maison, non ? Sans quoi les entrepreneurs auraient trouvé à y redire.) Le tunnel lui-même était grossièrement rectangulaire, avec des parois lisses et chaudes au toucher entre lesquelles régnait une atmosphère agréable, sans la moindre odeur de renfermé. Après un autre pas tout aussi hésitant, Tom se mit à marcher avec davantage de confiance. Le sol, un peu élastique, ne résonnait pas sous ses pieds. Tous les quelques mètres, Tom se retournait pour essayer d’évaluer la distance parcourue.
D’après ses propres estimations, il s’était enfoncé de plusieurs centaines de mètres – bien en dessous de la colline de Post Road et a priori assez profond sous terre – quand la courbe du tunnel fut enfin assez prononcée pour lui masquer entièrement son point de départ. Le voir avait été étrange mais aussi rassurant. Tom s’immobilisa quelques secondes, l’esprit bousculé de nouveaux doutes. « Qu’est-ce que je fous dans un endroit aussi bizarre ? » dit-il tout haut, en s’attendant à un écho, mais le tunnel absorba le bruit. Dans l’une comme dans l’autre direction, il n’y avait plus rien à voir sinon la paroi terne et courbe.
Il se remit en route. Il n’avait aucun moyen de mesurer l’angle de l’ellipse décrite par le tunnel, qui continuait implacablement à s’incurver, si bien que Tom aurait pu jurer avoir tourné de 180 degrés. Il aurait dû emporter une boussole… mais il avait le sentiment qu’elle ne fonctionnerait pas, que son aiguille tournerait follement, ou peut-être indiquerait en permanence devant. Cette idée lui donna la chair de poule et il envisagea une nouvelle fois de rebrousser chemin. Il était complètement perdu dans cette artère pâle et monotone. Une sueur froide commença à lui perler au front. Il marchait à minuscules pas de velours, guettait le moindre bruit devant lui… la peur s’installait à nouveau, accompagnée d’un puissant sentiment de claustrophobie. Le tunnel était relativement étroit : il se limitait à quelques dizaines de centimètres au-dessus de la tête et à un peu moins d’un mètre de ses épaules. Et pour s’enfuir, il n’y avait que le grand cercle ramenant au point de départ.