La courbure diminua toutefois bientôt devant lui, et quelques minutes plus tard, il aperçut ce qui ressemblait à l’extrémité du tunnel : une masse grise et indistincte qui barrait au loin le passage. Il pressa un peu le pas.
Le mur, quand il l’atteignit, n’en était pas un, mais un tas de décombres. Une pile de gravats, avec des blocs de béton et de la poussière répandus sur l’impeccable sol blanc, sans apparemment aucun moyen de le franchir.
DESTRUCTION, avaient dit les insectes mécaniques.
En tout cas, pas une destruction récente. Cet effondrement avait répandu de la poussière en un large éventail sur le sol du tunnel… Les tennis de Tom y laissaient des empreintes bien visibles. Il fut soulagé de ne pas en trouver d’autres. Rien n’était venu dans les parages depuis longtemps. Depuis la DESTRUCTION.
À titre expérimental, et toujours avec cette espèce de picotement dû à l’impression de jouer aux pieds d’un géant endormi, il retira des débris un morceau de béton. Un nuage de poussière s’éleva, de nouveaux gravats glissèrent et vinrent combler l’espace vacant. Des gravats constitués de la même matière que le tunnel, mais aussi de très banals blocs de béton.
Et de l’autre côté… qu’y avait-il ?
Un autre sous-sol ? Le sous-sol de quelqu’un d’autre ? Il pouvait se trouver aussi loin que Wyndham Lane ou même le centre commercial près de la rocade. Il consulta sa montre. J’aurais pu aller aussi loin que ça, en quarante-cinq minutes. Mais il se doutait – merde, il était à peu près sûr – que ce tunnel ne conduisait pas dans la réserve souterraine du Safeway. On ne construit pas un tunnel de ce type sans une destination un peu plus exotique que Belltower, dans l’État de Washington.
Le pays des gnomes, peut-être. Les mines de la Moria. Un cercle intérieur du paradis ou de l’enfer.
Tom retira un autre fragment de brique et écouta la poussière s’écouler derrière. Pas de passage… encore qu’il sentait, ou s’imaginait sentir, un souffle d’air plus frais et plus humide traverser les gravats.
Inutile d’échafauder des hypothèses : Tom savait ce qu’il devait faire.
Partir de là, pour commencer. Il était fatigué, il avait soif… il n’avait même pas eu la présence d’esprit d’emporter une simple canette de Coca. Il partirait, dormirait et reviendrait une fois prêt. En emportant un pique-nique dans un sac à dos, quelques outils – comme son fidèle pied-de-biche – et peut-être un de ces masques en papier qu’on trouvait dans les magasins de peinture, pour empêcher la poussière de lui entrer dans le nez.
Il se fraierait ensuite un chemin à travers cet obstacle pour découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté… et que Dieu lui vienne en aide si c’était quelque chose de mauvais.
Cela n’avait rien d’impossible, puisqu’une mauvaise chose s’était bel et bien produite à cet endroit : une DESTRUCTION. Mais il ne s’agissait plus de curiosité. Il avait refermé les mains sur la queue du tigre et s’était accroché pour le voyage.
Il revint le lendemain avec tout son équipement.
Tom se dit qu’il devait avoir l’air plutôt bizarre, à arpenter ce puits de mine lumineux avec son pied-de-biche, sa bouteille thermos et son sac de sandwichs jambon-fromage, comme l’un des nains dans le Blanche-Neige de Disney. Bien entendu, il n’y avait personne pour s’en apercevoir. Avec la porte d’entrée verrouillée, la maison à un kilomètre et demi de distance et cette extrémité du tunnel solidement obstruée, il était à peu près aussi seul que possible. Il pouvait ôter ses vêtements pour chanter un aria de Fidelio si le cœur lui en disait : personne n’en saurait rien.
Trois heures de travail pénible et salissant lui permirent d’ouvrir une brèche entre les gravats entassés et le plafond éraflé du tunnel. L’intervalle dégagé avait à peu près la largeur de son poing, et quand il braqua sa torche à l’intérieur, le faisceau révéla une masse d’air vide et frais. Il vit des grains de poussière évoluer dans la lumière et aperçut plus loin ce qui ressemblait à un mur de parpaing… mais cela restait à confirmer. Il se força à s’arrêter et à s’asseoir le temps de manger un sandwich en buvant du café dans le gobelet en plastique de la thermos. Avec toute cette poussière, le breuvage avait une texture de cendre.
Il dressa la liste de ses découvertes. Primo, ce tunnel avait une destination. Secundo, cette destination avait été brutalement refermée. Tertio, rien de l’autre côté n’attendait de lui sauter dessus… du moins à première vue.
Tom aurait trouvé tout cela bien plus effrayant sans la conviction que ce qui s’était passé là n’avait rien de récent. Combien d’années depuis la disparition du dernier occupant de la maison sur Post Road ? Presque dix, à en croire Archer. Une décennie. Et cela semblait correspondre. Dix ans de poussière sur ce sol. Dix années de tranquillité.
Il roula en boule puis fourra dans son sac à dos les emballages et sacs en plastique de son pique-nique.
Il travailla trois heures de plus avec régularité et sans vraiment de pensées conscientes, et finit par suffisamment élargir la brèche pour pouvoir se glisser par-dessus le tas de gravats.
L’après-midi touchait à sa fin, chez lui. Mais cela n’avait aucune signification à cet endroit.
Tom enfourcha les gravats pour sonder les ténèbres avec sa torche. Dans l’espace obscur derrière :
Une salle. Une petite pièce de pierre, froide, humide et désagréable, avec une porte à un bout.
Creuser dans la barricade n’avait guère nécessité de courage. Mais à la pensée d’ouvrir cette horrible porte en bois juste derrière… ça, se dit Tom, c’est une tout autre paire de manches.
Le tunnel lui-même était antiseptique, très Guerre des étoiles, tandis que cette pièce en parpaing évoquait plutôt Donjons et Dragons.
Tu pourrais remettre toutes ces pierres en place, se dit Tom. Les remettre en tas, ajouter peut-être un peu de béton pour étayer le tout. Boucher le mur de ton côté. Vendre cette putain de maison.
Ne plus jamais y penser.
Sauf qu’il savait qu’il y repenserait. Jusqu’à la fin de ses jours, il y repenserait et se poserait des questions sur cette porte. Il reviendrait sur le passé en se posant des questions qui seraient une démangeaison exaspérante et impossible à gratter.
Tout de même, se dit-il, ça demande réflexion. Ce qui avait détruit et barricadé ce mur pourrait sûrement le détruire aussi.
CETTE POSSIBILITÉ EXISTE, avait prévenu le téléviseur.
La vie ou la mort.
Mais que diable lui restait-il comme raisons de vivre ?
Chez lui, dans le monde réel, il était un type seul et ordinaire qui vivait une existence défigurée et vide de sens. Il avait vécu pour son travail et pour Barbara. Mais son travail était de l’histoire ancienne et Barbara habitait à Seattle avec un anarchiste du nom de Rafe.
S’il ouvrait cette porte et qu’un dragon l’avalait… eh bien, ce serait une mort intéressante.
Le monde ne s’en apercevrait pas vraiment et ne le pleurerait pas beaucoup.