« Et puis merde », dit Tom en avançant.
Derrière la porte, un escalier de pierre montait.
Tom grimpa. Ses tennis couinaient sur le béton humide.
La torche révéla un palier à peine assez large pour que Tom y tienne, ainsi qu’une deuxième porte.
Une porte cadenassée… par l’autre côté.
Il voulut se servir de son pied-de-biche et jura : il l’avait laissé dans les débris.
Il redescendit, franchit à nouveau la première porte puis les gravats, récupéra son outil et son sac à dos, fit demi-tour. Il arriva au sommet de l’escalier tout essoufflé, sa respiration jaillissant en nuages pâles dans l’air froid et humide.
Il n’avait plus peur, ni plus la moindre prudence. Il voulait simplement que ce soit fait. Il inséra la barre de fer entre la porte et son dormant de pierre, puis fit levier jusqu’à ce qu’il entende le cadenas se briser avec une sorte de détonation. La porte pivota d’un coup vers l’intérieur…
… sur une autre pièce de pierre sombre.
« Nom de Dieu ! » s’exclama Tom. Peut-être cela continuait-il ainsi à jamais, une petite pièce horrible après l’autre. Peut-être se trouvait-il bien en enfer, après tout.
Mais cette pièce n’était pas complètement vide. En la balayant avec le faisceau de sa torche, Tom repéra deux bidons sur le sol, près d’une volée de marches en bois menant (une nouvelle fois) vers le haut.
Un indice, se dit-il.
Les bidons mesuraient environ une main de haut, et l’un d’eux avait sur le côté une poignée à ressort.
Il s’en approcha et braqua sa torche sur eux.
L’étiquette sur le bidon de gauche disait VARSOL.
Celle sur l’autre bidon disait PEINTURE EVERTINT, avec, en plus petit, bleu coquille d’œuf.
Tom se retourna et sursauta en voyant un cordon pendre à quelques centimètres de son nez. Il le tira : une ampoule nue de quarante watts s’éclaira au-dessus de sa tête.
Du sommet de l’escalier, devant lui, lui parvint le murmure de la circulation et de la pluie.
C’était si déroutant, si désillusionnant qu’il resta un long moment immobile sous l’ampoule. Un éventuel témoin aurait pu le croire assommé. Il ressemblait à quelqu’un qui venait de prendre un grand coup sur la tête… et qui tenait encore tout juste debout.
Voyons voir, se dit-il, en partant du sous-sol, j’ai marché vers le sud puis le nord, le tout pendant environ une demi-heure… c’est-à-dire peut-être jusqu’au centre commercial ou aux boutiques près de la nationale. Il grimpa les marches sans s’attendre à rien, franchit une autre porte et arriva dans un hall miteux qu’il ne reconnut pas. Une pensée lui vint soudain à l’esprit :
Il ne pleuvait pas quand je suis parti de la maison.
Eh bien, il en était parti depuis un bon moment, non ? La pluie avait largement eu le temps d’arriver par l’océan.
Sauf qu’il se souvenait des prévisions météorologiques : grand soleil jusqu’au mardi.
Ce ne serait pas leur première bévue : le temps sur la côte était parfois imprévisible.
Tout de même, la pluie tombait vraiment fort, dehors.
Tom se trouvait apparemment dans le hall d’entrée d’un immeuble d’habitation : du linoléum craquelé, une série de sonnettes, une porte donnant sur l’intérieur de l’immeuble, une autre sur l’extérieur… celle-ci lézardée en étoile. Il se grava ce hall en mémoire pour être sûr de le reconnaître, puis sortit.
Dans la pluie.
Dans un autre monde.
La première pensée de Tom, laborieuse, fut qu’il venait de poser le pied sur un plateau de cinéma : son esprit embrouillé ne put trouver d’explication plus cohérente. Un plateau avec un décor professionnel pour un film situé dans le passé.
Toutes les automobiles de la rue étaient d’anciens modèles, même si certaines semblaient quasi neuves. Ça a dû coûter une fortune, songea-t-il, abasourdi, de rassembler toutes ces voitures de collection dans un quartier de la ville que je ne connais pas (ce n’est pas Belltower ; insistait une partie troublée de lui-même), où tous les immeubles sont d’époque, et les gens aussi, ou alors ce sont des acteurs, ou bien des figurants, qui se hâtent par dizaines sous la pluie. Sans la moindre caméra. Ni le moindre projecteur.
Il se replia contre l’immeuble crasseux pour se mettre à l’abri de la pluie.
Il avait beaucoup de mal à réfléchir. Une partie en lui était prise de vertige, d’euphorie. Il était parvenu à cette destination inimaginable par des moyens inimaginables, merde, il l’avait fait. Magique ! L’euphorie le disputait néanmoins à sa compagne, la peur, nue et animale, de l’inconnu. Un pas dans la mauvaise direction, et il serait perdu, aussi perdu que possible. En réalité, il savait seulement qu’il venait d’arriver à un endroit où le véhicule le plus récent de la rue semblait être quelque chose comme une Buick de 1961 et où tous les hommes qui bravaient la pluie et le froid vespéral portaient des chapeaux, nom d’un chien, pas des chapeaux de pluie, mais des feutres, des chapeaux mous ou Dieu savait quoi… le genre de couvre-chefs qu’on voyait dans les vieilles comédies avec Cary Grant. La Planète des Chapeaux !
C’était très, très étrange, mais tout aussi réel. Une bourrasque glacée lui expédia de la pluie en plein visage. De la vraie pluie. Une femme courbée sous son parapluie lui jeta un coup d’œil au passage, et Tom comprit que cet endroit était chez elle et que lui-même, le type étrange et débraillé qui semblait perdu et portait un sac à dos, était l’étranger. Il s’inspecta du regard, vit son jean gris de poussière, avec des traînées aux endroits où la pluie avait pénétré la saleté, vit ses mains presque complètement noires.
La pensée demeura : Ici, c’est moi l’étranger.
Et à un niveau plus profond, il sut exactement où il se trouvait. Il s’était enfoncé d’environ un kilomètre et demi dans un tunnel monotone (une MACHINE, d’après le téléviseur) et de peut-être trente et quelques années dans le passé.
Pas celui de Belltower. Malgré la nuit noire, il comprit tout de suite qu’il s’agissait d’une ville plus grande et plus fréquentée que Belltower ne l’avait jamais été. Mais américaine. Les automobiles étaient américaines. Les gens avaient l’air américain. Une grande ville américaine… à l’époque de sa propre naissance.
Il n’accepta pas cette explication, pas complètement. La logique soulevait des objections. Le bon sens s’offusquait. Mais cela ne faisait-il pas un bon moment que logique et bon sens avaient été relégués de force sur la banquette arrière ? Tom n’aurait pas été trop surpris si le tunnel s’était ouvert à la surface de Mars. Une pluie torrentielle vieille de trente ans était-elle vraiment si surprenante ?
Eh bien, oui. Surprenante et choquante. Mais Tom commençait à reprendre le dessus.
Je ne peux pas rester ici, se dit-il. Il ressentait en réalité quelque chose de plus pressant. Tu es loin de chez toi et c’est un long trajet dans le noir pour revenir au tunnel. Et si quelqu’un condamnait l’une de ces portes ? Si la Machine ne fonctionnait plus ? Si… et c’était une pensée vraiment glaçante… si cette Machine ne fonctionnait que dans un seul sens ?
L’angoisse tourna presque à la panique.
Il songea qu’il y avait là beaucoup à comprendre, beaucoup de possibilités, beaucoup à assimiler, mais l’action la plus sensée consistait à rebrousser chemin pour réfléchir aux choix qui s’offraient à lui.