Avant cela, il avança toutefois de trois grands pas dans la pluie glaciale – dépassant un homme à l’air malheureux avec un parapluie, une pipe éteinte et un chien en laisse – jusqu’à un distributeur de journaux installé sur le trottoir à côté de la Buick luisante de pluie. Il inséra trente cents dans le distributeur, en tira un exemplaire du New York Times et s’immobilisa le temps d’examiner la date.
13 mai 1962.
Des gouttes de pluie s’écrasèrent sur la une.
« C’est un putain de miracle, s’exclama-t-il à voix haute. Tu avais raison depuis le début, Doug. Il y a des miracles sur Post Road. »
En se retournant, il vit l’homme au chien le regarder d’un air un peu suspicieux, un peu craintif, tandis que son chien, un springer, laissait son odeur sur un lampadaire gris. Tom sourit : « Quel joli temps !
— Pour les cinglés », répliqua l’autre.
Tom se replia dans le hall sinistre du vieil immeuble à l’odeur de moisi, au plâtre antédiluvien et au sous-sol qui renfermait un secret inconcevable. C’est toujours mon secret, se dit-il. Cramponné à son journal-souvenir, il tourna le dos à l’homme dans la rue, à la pluie et à la circulation, puis descendit, s’éloigna et rentra chez lui, ou si ce n’était pas chez lui, du moins il revint à son point de départ.
Retour vers le futur, comme on disait.
Un dernier point retint son attention au moment d’entamer la longue et fatigante marche de retour vers son sous-sol. Il escaladait les débris qui le séparaient du tunnel quand le rayon de sa torche accrocha un objet à moitié enfoui sous les gravats et que Tom devait avoir dégagé par ses mouvements : un insecte mécanique.
Il ne bougeait pas. Tom le ramassa. L’appareil avait perdu son éclat, et pas seulement à cause de la poussière : il était terne, vide d’une manière ou d’une autre.
Mort, pensa Tom. Voilà ce qu’il est : mort.
Il devait donc y avoir eu aussi des insectes mécaniques dans l’immeuble derrière lui, pour le nettoyer et l’entretenir… mais quelque chose les avait tués. Du moins, tué celui-là. Et le mur n’avait jamais été réparé, contrairement à celui du sous-sol de Tom.
Il glissa la créature cassée dans sa poche – d’un geste qui dénotait une sorte de respect – et inspira à fond pour se préparer à la longue marche du retour.
Arrivé chez lui, il dormit douze heures d’affilée. Il s’éveilla dans l’après-midi, le soleil brillait. Il avait raté une journée de travail à la concession : Klein allait, selon la phrase mémorable de Tony, en chier des briques… mais Tom écarta cette pensée dès qu’elle lui vint : il avait d’autres sujets de préoccupation. Il se prépara une cafetière et un énorme repas, bacon, œufs frits, pain grillé beurré, puis s’assit à la table de la cuisine, où le New York Times l’attendait.
Il le lut en détail. Il lut l’article qui faisait les gros titres : le Laos avait déclaré l’état d’urgence et 1800 marines se dirigeaient vers l’Indochine. Des troupes du 75e régiment d’infanterie sud-vietnamien avaient tendu une embuscade à des guérilleros dans la province de Kien Phong. Le président Kennedy avait prononcé à Milwaukee un discours à teneur essentiellement économique au cours d’un des dîners annuels de collecte de fonds organisés par le Parti démocrate. Les Mets avaient joué la veille deux matchs qu’ils avaient remportés, battant les Braves aux Polo Grounds. Le temps ? Nuageux, frais, averses.
Il lut les publicités pour la mode, celles pour les films, les pages sportives. Puis il replia le journal, qu’il mit soigneusement de côté.
Il sortit d’un tiroir de la cuisine un crayon et un bloc-notes, ouvrit celui-ci à la première page vierge.
Au sommet, il écrivit Questions gênantes, mots qu’il souligna deux fois.
Il cessa d’écrire, but un peu de café, reprit le crayon.
Quelque chose ne va pas dans cette maison, inscrivit-il.
Quelque chose ne va pas, sans quoi je n’aurais jamais trouvé le tunnel. Le propriétaire précédent a disparu. Les insectes mécaniques ont parlé de le « réparer », qu’il soit homme ou chose. Les insectes mécaniques fonctionnent en pilotage automatique, à mon avis. On a laissé les lumières allumées, mais les locaux vides.
En ce qui concerne les débris au bout du tunnel… « Destruction. » Mais pourquoi, et par qui ou par quoi ?
Eh bien, ne s’agissait-il pas là de la véritable question ?
Il écrivit : Le tunnel est une fabrication. Une machine. Il a été construit par quelqu’un. Il appartient à quelqu’un.
Ce qui impliquait quelqu’un du futur, puisque, pour le moment, personne à General Dynamics ne construisait de tunnels temporels. C’était difficile à accepter, en partie parce que cela renvoyait à trop de livres fantastiques pour enfants, à trop de bandes dessinées et de mauvais films. Des gens du futur, vision très familière : des types chauves en collants pastel.
Problème : de telles pensées étaient dangereusement inutiles. Il lui fallait réfléchir à ces événements d’une étrangeté abasourdissante avec autant de sérieux et de lucidité que possible. Les enjeux – il se souvint de DESTRUCTION – pouvaient être très élevés.
Une force destructrice a causé des problèmes à cette extrémité du tunnel, écrivit-il, des problèmes assez graves pour que les propriétaires fichent le camp en laissant l’endroit en pilotage automatique. La même force, a priori, a fait encore mieux côté Manhattan.
Mais il ignorait encore tant de choses. Pourquoi un tunnel entre Belltower et New York ? En existait-il d’autres avec des destinations différentes ? Les tunnels conduisaient-ils toujours au même endroit ? Quand ils fonctionnaient normalement, à quoi servaient-ils ? Qui les utilisait ?
Il coucha ces questions par écrit.
Il s’arrêta le temps d’aller remplir sa tasse de café, se rassit. Il plongea la main dans sa poche pour en sortir l’insecte mécanique mort.
Il posa sur la une du Times la chose blafarde qui semblait vide.
Mort accidentelle. Plus probablement assassinat, se dit-il.
Dix ans ont passé, nota-t-il. Si tant est que l’écoulement du temps signifie quelque chose, dans ces circonstances.
Il mâchonna son crayon.
Tu pourrais partir.
Après tout, qu’était-il vraiment en train de faire ? De se soumettre à la tentation ? De se poser des défis ?
C’est dangereux, et tu pourrais partir.
C’était indéniable.
La seule question est peut-être : par où partir ?
Parce qu’il avait désormais le choix, pas vrai ? Il sentit un frisson d’excitation, le plaisir de cette possibilité secrète, de ce nouvel as qu’on venait de lui distribuer. Il n’avait pas osé y réfléchir. Il y réfléchit à cet instant.
Tu pourrais tout abandonner.
Tu pourrais abandonner la concession automobile, le divorce, la lettre de licenciement polie et l’effet de serre. Écrire ces mots lui donna le vertige. Tu pourrais quitter tout ça. Il n’y a que toi sur terre à ne pas être entraîné heure par heure dans le futur, il n’y a que toi à pouvoir y échapper. Tu as trouvé une porte de sortie. Il se força à un peu plus de rationalité : Non pas la porte du paradis. Trente ans dans le passé. Ils ont la Bombe. Ne l’oublie pas. Ils ont la pollution industrielle. Ils ont le racisme, l’ignorance, le crime, la faim…