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Ils ont la Bombe, se dit-il, mais le plus important est peut-être qu’Ils ne s’en sont pas servis. Il pourrait vivre trois décennies, s’il le voulait, en sachant comme si c’était gravé dans le marbre que les sirènes d’alerte aérienne ne se déclencheraient pas. Il pourrait se moquer des journaux. S’il faisait attention, s’il préparait bien son affaire, il saurait que l’avion dans lequel il montait ne tomberait pas du ciel, il aurait quitté la ville au moment du tremblement de terre…

Et même si quelqu’un mourait, ce décès figurait déjà dans les livres d’histoire. Aucune tombe ne serait remplie qui ne l’était déjà. La tragédie du monde continuerait sa marche en avant, mais au moins Tom saurait-il à quel rythme.

Il entendit un écho de Barbara dans cet endroit en lui où les souvenirs vivaient et prenaient parfois la parole : As-tu vraiment si peur de l’avenir ?

Après Tchernobyl, après la place Tian’anmen, après son divorce ? Dans un monde où les cargaisons de tritium arrivaient régulièrement incomplètes, où il allait falloir rembourser la dette publique, où le marché financier ressemblait à une compétition olympique de plongeon de haut vol ? Peur de l’avenir, ici dans le monde des suicides adolescents et du fusil d’assaut rentable ? Peur ? Alors que l’incendie des forêts amazoniennes troublait l’atmosphère et que le taux de cancers de la peau était devenu une rubrique du journal télévisé du soir ? Comment ça, peur ?

Qui, moi ?

J’y retournerai encore une fois, écrivit-il. Au moins pour regarder. Pour être là. Au moins une fois.

D’autres questions ?

Oui, pensa-t-il. Plein. Mais il choisit de ne pas les écrire.

Lorsque Tom releva les yeux de son bloc-notes, il se rendit compte que plusieurs des insectes mécaniques les plus gros avaient escaladé le pied de table afin de venir emporter leur compatriote mort.

Peut-être pour le remplacer, songea Tom. Ou pour le réparer : ils étaient très doués pour les réparations. Ou alors pour l’enterrer, pour l’inhumer dans une espèce de tombe métallique autour de laquelle, tous rassemblés, ils chanteraient des cantiques électromagnétiques.

Ils s’éloignèrent en une colonne brillante et lisse sur les carreaux de la cuisine. Il ne les dérangea pas.

Encore une fois, se promit-il, au moins pour voir… en remettant toutes les décisions à ce moment-là. Il décida qu’il emporterait de quoi s’absenter un week-end et que d’ici là, il mènerait une vie normale, si impossible que cela paraisse.

Étonnamment, ce simulacre fut un succès. Il fit du bon travail à la concession. Tony l’invita à un dîner en famille, qui se passa bien aussi, Tony et Loreen posant mine de rien des questions sur sa santé et son « attitude », Tom les éludant par des réponses soigneusement floues. Le temps passa sans encombre, sauf le soir, quand ses doutes revenaient subrepticement comme de coupables fils prodigues. Il se procura à la quincaillerie un verrou, qu’il installa sur la porte menant au fond du sous-sol… si quelque chose de déterminé arrivait par le tunnel, cela ne l’empêcherait pas de passer, mais ce verrou servait d’accessoire psychologique à Tom, l’aidait à dormir, comme ces petites pilules blanches qu’il acquit à la pharmacie bon marché. Il trouva à la bibliothèque quelques livres grand public sur les années 1960, avec lesquels il prit le temps d’étudier le premier tiers de cette décennie, jusqu’à l’assassinat de Kennedy. La période lui parut curieusement tranquille, avec de grands événements se bousculant en coulisse, mais pas encore tout à fait prêts à entrer en scène. Comme un appendice nerveux des années 1950. Il commença à reconnaître des noms : Gagarine, Khrouchtchev, John Glenn, Billie Sol Estes… mais l’histoire semblait bien pâle face à cette énormité, à son raccourci secret dans le labyrinthe des années et de la mort. La semaine alla ainsi jusqu’à son terme.

Le samedi matin, il s’éveilla avant l’aube, délimita sur le mur un espace entre les étais dans lequel il pratiqua une ouverture à l’aide d’une scie à guichet… il commençait à bien se débrouiller.

À l’autre bout du tunnel, il nota avec soulagement que le tas de débris n’avait pas changé – on ne voyait pas d’autres empreintes que les siennes dans la poussière – et que le cadenas brisé sur la porte adjacente n’avait pas été remplacé.

Personne ne s’est aperçu de rien.

Il était encore en sécurité à cet endroit.

Il quitta le tunnel pour s’aventurer dans la rue sous les nuages d’un matin frais de printemps. Il s’aperçut que le temps s’écoulait à la même vitesse que chez lui, malgré une désynchronisation de deux mois entre les saisons. Il nota par écrit le numéro de l’immeuble dont il était sorti, puis celui de la rue quand il passa devant la plaque au carrefour. Il se laissa ensuite porter par ses pas. Il était un touriste. Voilà ce qu’il répondrait si on lui posait la question. Je ne suis pas d’ici. Simple et on ne peut plus vrai.

Bien sûr, il se perdit.

Il s’était déjà rendu à New York en voyages d’affaires pour Aerotech, mais ne maîtrisait au mieux que vaguement la géographie de la cité. Il traversa la 14e Rue pour gagner la 5e Avenue en se disant qu’il y trouverait des monuments connus… mais il ne voulait pas s’aventurer aussi loin du tunnel.

Non qu’il aurait du mal à retrouver le chemin du retour : il avait l’adresse dans la poche. Mais il ne pouvait prendre un taxi ni même acheter une carte touristique dans une supérette : son argent ne lui servait à rien – à moins de courir le risque qu’on le croie faux –, sauf dans un distributeur. Il se dit que se perdre n’était pas si mal, qu’il avait prévu de passer la journée à baguenauder… avec ou sans but.

S’orienter de manière cohérente était cependant difficile. Aveuglé par le miracle, il marchait comme sur un nuage. L’objet le plus banal – un chapeau féminin dans la vitrine d’un modiste, un panneau d’affichage, un bouchon de radiateur chromé – captait soudain toute son attention. C’étaient des gages de la substitution du temps, des corps sortant de leurs tombes. Il n’aurait pu dire ce qu’il trouvait le plus étrange : sa propre conscience, étourdissante, du caractère éphémère de ces choses ou la nonchalance des passants… pour qui c’était simplement le présent, aussi solide que des maisons.

Cela le fit sourire. Cela le fit frissonner.

Parmi les personnes qu’il croisait, beaucoup avaient dû mourir avant 1989. Ce sont les vies des morts, pensa Tom. Ce sont leurs vies fantômes, et je suis entré dedans. S’ils avaient su, Tom ne leur aurait pas été aussi indifférent. Il était un vent glacé venu du pays de leurs enfants… un vent glacé supplémentaire par cet après-midi de glace.

Car c’était maintenant l’après-midi, et il faisait de moins en moins bon, la pluie se remit même à tomber : une averse violente et froide qui passa dans son col pour sembler aller s’accumuler en bas de sa colonne vertébrale. Il quitta la 5e Avenue, traversa Washington Square North et entra dans le parc.

Il reconnut l’arc de triomphe pour l’avoir vu lors d’une précédente visite de la ville, mais alors que le monument de son souvenir avait servi de toile à de nombreux graffitis à la bombe, celui-ci, bien que pas tout à fait virginal, était visiblement de marbre. Il trouva un banc (la pluie avait un peu diminué) sur lequel il s’assit pour établir son itinéraire de retour, puis une jeune femme portant un pull noir et des lunettes aux montures bigarrées s’arrêta pour le regarder – le regarder vraiment – avant de lui demander son nom et s’il avait un endroit où aller.