En ville, songea Tom, on apprend à ne pas sourire avec une telle générosité.
Archer glissa la clef dans la serrure. « On a fait venir quelqu’un ici quand la propriété a été mise en vente. D’après cette personne, la maison est en assez bon état à l’intérieur, mais j’imagine qu’après être restée si longtemps fermée… eh bien, il ne faudrait peut-être pas la prendre au pied de la lettre. »
En langage d’agent immobilier, se dit Tom, ça signifie un bordel innommable.
Mais la porte pivota sur des gonds qui semblaient huilés depuis peu et s’ouvrit sur un bout de belle moquette beige.
« Ça, c’est le comble », lâcha Archer.
Tom entra actionner l’interrupteur mural. Un plafonnier s’alluma, sans que ce soit en réalité nécessaire, car une bonne quantité de lumière pâle entrait par une fenêtre orientée au sud en haut d’un mur. Construite en tenant compte du climat, la maison résisterait aux ténèbres, même sous la pluie.
Sur la droite, le salon donnait dans la cuisine. Sur la gauche, un couloir reliait les chambres et la salle de bains.
Un escalier descendait au sous-sol.
« Ça, c’est le comble, répéta Archer. Je me suis peut-être trompé sur cet endroit. »
Ils avaient sous les yeux une pièce d’une propreté méticuleuse, au mobilier ancien mais impeccable. Le manteau de la cheminée s’ornait d’une horloge qui tictaquait (mais qui l’avait remontée ?) sous ce qui ressemblait à une reproduction d’un Picasso. Juste un tout petit peu kitsch, songea Tom, avec la table basse à surface en verre, le petit canapé au design moderne danois, très typé années 1960 mais en parfait état. Comme s’il sortait d’une capsule temporelle.
« Bien entretenu, dit Tom.
— Un peu ! Surtout qu’il n’y a eu aucun entretien, pour autant que je sache.
— Qui est le propriétaire ?
— L’État a mis la maison et le terrain aux enchères il y a longtemps. Une holding de Seatde les a achetés, mais n’en a jamais rien fait. Elle revend des bouts de terrain un peu partout dans la région depuis à peu près un an. » Il secoua la tête. « Pour être honnête, la maison était complètement abandonnée. La personne qu’on a fait venir pour évaluer ces propriétés, depuis les fondations jusqu’au toit et tout, n’a pourtant jamais dit… bon, en fait, on a supposé que, dans le coin, toutes les vieilles maisons à charpente en bois…» Il enfonça ses mains dans ses poches, sourcils froncés. « On n’a même pas remis l’eau et l’électricité avant la fin de la semaine dernière. »
Durant combien d’hivers glacés et d’été torrides cette pièce était-elle restée fermée et verrouillée ? Tom prit le temps de passer le doigt sur un pilastre au sommet de l’escalier du sous-sol. Pas une trace de poussière. Le bois semblait huilé. « Des fantômes de ménage ? »
Archer ne rit pas. « C’est Jack Shackley l’agent qui s’en occupe. Il est peut-être passé nettoyer. En tout cas, quelqu’un a fait un boulot phénoménal. La maison est vendue avec ses meubles et ceux-là m’ont l’air plutôt pas mal… un peu démodés, peut-être. On visite ?
— Je crois qu’on devrait. »
Tom fit deux fois le tour des lieux, la première en compagnie d’Archer, l’autre « pour se faire sa propre impression », tandis qu’Archer laissait sa carte de visite sur le comptoir de la cuisine et sortait fumer une cigarette. L’impression de Tom ne changea pas. Les placards de la cuisine s’ouvraient tout en douceur sur un intérieur impeccable et toujours vide. L’armoire à linge était doublée de cèdre, odorante et tout aussi vide. Les chambres ne contenaient aucun meuble, à l’exception de la plus grande, équipée d’un lit modeste, d’une commode et d’un miroir… sans le moindre grain de poussière. Au sous-sol, des soupiraux donnaient sur la pelouse à l’arrière, masqués par des stores à enrouleur blancs jaunis et fragilisés par le soleil. (Finalement, le temps passe, ici, songea Tom.)
C’était une construction saine, fonctionnelle et propre.
La question fondamentale restant : s’y sentait-il comme chez lui ?
Non. Du moins, pas encore.
Mais cela pourrait changer.
Voulait-il s’y sentir comme chez lui ?
Il ne pouvait toutefois trouver à cette question de réponse qui lui paraisse satisfaisante. Peut-être ne cherchait-il pas tant une maison qu’une grotte : un endroit chaud et sec dans lequel panser ses plaies jusqu’à guérison… ou du moins jusqu’à ce que la douleur devienne supportable.
Mais la maison était vraiment intéressante.
Il passa négligemment la main sur un mur vierge du sous-sol et fut surpris de sentir… de sentir quoi ?
Un bourdonnement mécanique, qui montait par les plaques de plâtre et les blocs de béton… puis disparaissait aussitôt ?
Un vague picotement électrique ?
Ou rien du tout.
« Vraiment nickel », lança Archer, de retour. « Vous avez peut-être déniché une bonne affaire, là, Tom. On peut retourner à mon bureau, si vous voulez discuter d’une offre.
— Diable, pourquoi pas ? » répondit Tom Winter. »
La ville de Belltower occupait, au nord-ouest des États-Unis, la courbe intérieure d’une baie agréable et brumeuse du Pacifique.
La pêche et l’exploitation forestière en constituaient les principales industries. Durant le boom des années 1950, on avait construit au sud de Belltower une énorme usine de pâte à papier, dont, par temps humide, quand le vent remontait la côte, l’âpre puanteur sulfureuse venait envelopper l’agglomération. Ce jour-là, une forte brise soufflait du large, rendant l’atmosphère respirable. Quand Tom Winter retourna au Seascape Motel, peu avant le crépuscule, les masses nuageuses s’éloignaient et le soleil illuminait certaines portions des collines, de la ville et de la baie.
Tom dîna dans la salle à manger du motel, où il laissa un pourboire trop élevé à la serveuse parce que son sourire semblait sincère. Il acheta un exemplaire de Newsweek à la boutique de cadeaux puis regagna sa chambre au premier étage tandis que la nuit tombait.
Je n’en reviens pas, pensa-t-il : me voilà de retour à Belltower. Dans son esprit, en partir avait été un acte de démolition. Il avait pris le bus qui partait vers le nord, vers Seattle, en se comportant comme si tout ce qu’il laissait derrière lui avait été rayé de la carte. Aussi trouvait-il étrange de découvrir la ville toujours là, ses magasins toujours ouverts, ses bateaux toujours amarrés dans la marina derrière le bureau des anciens combattants.
La seule chose de démolie, c’est ma vie.
Il se reprocha toutefois aussitôt de s’apitoyer ainsi sur lui-même. Le défaut caractéristique de la solitude. Comme la masturbation, c’était la parodie d’une activité qu’il valait mieux pratiquer avec d’autres personnes.
Il avait également conscience qu’une vaste réserve de douleur attendait d’être reconnue… mais pas ici, pas dans cette chambre aux murs ornés d’horribles tableaux représentant un port, aux cartes postales gratuites sur la commode, aux marques circulaires pâles sur le bois verni à tous les endroits où des générations de clients avaient laissé leur Coca sorti du distributeur suer dans la chaleur sèche. Ici, ce serait trop.
Il alla acheter un Coca au bout du couloir moquetté afin de pouvoir laisser un cercle blanc supplémentaire sur le mobilier.
À son retour, le téléphone bourdonnait. Il décrocha tout en ouvrant la canette.
« Tom, lança son frère.
— Tony. Salut !
— Tu es seul ?
— Tu parles ! La fête vient de commencer. Ça ne s’entend pas ?
— Très drôle. Tu es en train de boire quelque chose ?
— Une boisson gazeuse, Tony.
— Parce qu’à mon avis, tu ne devrais pas rester comme ça tout seul. Je ne crois pas que ce soit une bonne habitude à prendre. Je ne veux pas que tu t’arsouilles à nouveau. »
S’arsouiller ; pensa Tom avec amusement. Son frère était une source intarissable de vieux euphémismes de ce genre. C’est lui qui avait un jour comparé Brigitte Nielsen à « un tamal chaud bouillant ». Barbara avait toujours adoré les bons mots de son beau-frère. Elle comparait leurs visites chez Tony à du yoga : il fallait faire la conversation en se tenant en permanence prêt à cacher son sourire de la main.
« Si je m’arsouille, répliqua Tom, tu seras le premier au courant.
— C’est justement ce qui me fait peur. J’ai tiré pas mal de ficelles pour te trouver ce boulot. Bien sûr, ça me laisse plus ou moins le cul à l’air.
— C’est pour ça que t’appelles ? »
Un temps d’arrêt, un aveu : « Non. Loreen a suggéré… enfin, elle et moi avons pensé que… elle a un poulet au four et il y en a bien assez pour tout le monde, donc si tu n’as pas dîné…
— Désolé, je viens de faire un gros repas à la cafétéria. Merci quand même. Remercie Loreen pour moi. »
Le soulagement de Tony était délicieusement évident. « Tu es sûr de ne pas vouloir passer ? » Quelques mots en fond sonore. « Loreen a préparé une tarte aux myrtilles.
— Dis-lui que ce n’est pas l’envie qui me manque, mais que j’ai décidé de me coucher tôt.
— Eh bien, comme tu veux. De toute manière, je t’appelle la semaine prochaine.
— Très bien, super.
— Bonne nuit, Tom. » Un temps d’arrêt, puis Tom ajouta : «… et bonne chance pour ce retour. »
Tom reposa le combiné et se tourna pour affronter son propre reflet, qui le regardait stupidement dans le miroir de la commode. Il vit un homme à la mine défaite et au crâne de plus en plus dégarni, un type de trente ans qui semblait, à ce moment-là, quadragénaire. Il avait pris un peu de poids depuis le départ de Barbara, ce qui commençait à se voir… à un renflement au niveau abdominal ou à un peu de mollesse sur le visage. Mais c’était l’expression renvoyée par le miroir qui lui donnait l’air aussi âgé. Il avait vu, dans des bus, des vieillards afficher la même. Un froncement de sourcils qui annonçait la reddition, l’accolade volontaire à la défaite.
Les possibilités pour la soirée ?
Il pouvait regarder par la fenêtre son passé, ou dans le miroir, son avenir.
L’un et l’autre se croisaient là. À ce carrefour. Dans cette vieille ville pluvieuse.
Il se tourna vers la fenêtre.
Bonne chance pour ce retour.