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Elle s’appelait Joyce Casella. Elle lui offrit un café.

Elle l’emmena chez elle.

Il s’éveilla au milieu de la nuit. Ses souvenirs de la journée lui revinrent alors en mémoire, aussi les examina-t-il, les lut-il comme un texte, à la recherche d’indices. Le mystère consistait en ce qu’il devait faire ensuite. Il avait franchi une grande distance sans boussole.

Une sirène retentit dehors dans l’obscurité. Il se leva, dans cette miteuse pièce du New York de l’an de grâce 1962, trouva, à la vague lueur des réverbères, la salle de bains, où il urina dans la cuvette rouillée. Il se dit qu’il se trouvait au beau milieu d’un miracle, non seulement celui de 1962, mais celui de sa quotidienneté, de cette armoire à pharmacie de 1962 tachée de dentifrice, de ce flacon d’aspirine de 1962, de ce robinet de 1962 qui fuyait…

Il se rinça le visage, ce qui le réveilla complètement. Trois heures quarante-cinq, d’après sa montre digitale achetée au Kresge environ un quart de siècle plus tard. Il s’appuya au mur carrelé pour écouter la pluie s’écraser sur l’étroite fenêtre, l’esprit empli de pensées qu’il ne s’était pas autorisées depuis bien longtemps.

À quel point cela lui manquait de partager son foyer avec une femme, par exemple.

Il appréciait Joyce, ainsi que ce qu’il ressentait en se trouvant chez elle, en voyant, pour la première fois depuis presque un an, des médicaments pour règles douloureuses et des tampons hygiéniques sur une étagère de la salle de bains, en voyant sa brosse à cheveux, son dentifrice (soigneusement roulé depuis le fond du tube) ou un roman de Sloan Wilson posé ouvert sur le réservoir des toilettes. Partager ces petites intimités quotidiennes lui rappela son habituelle soif d’intimité. Cette minuscule oasis. Un désert si aride et si redoutable.

« Merci, Joyce », dit-il… à voix haute, mais pas assez pour qu’elle l’entende de la chambre. « Un abri dans la tempête. C’est vraiment sympa. »

La pluie froide crépitait sur les vitres. Le radiateur cliquetait et gémissait. Dehors, dans le noir, le vent forcissait.

Au matin, il retrouva le chemin du retour.

« Je reviendrai peut-être », dit-il à Joyce. Cela n’avait rien d’une promesse, mais il fut surpris de le dire. Voulait-il revenir ? C’était un miracle, mais pouvait-on habiter un miracle ? À l’instar de Brigadoon[1], les miracles avaient tendance à disparaître.

Plus tard, il penserait que cela avait peut-être bel et bien été une promesse, ne serait-ce qu’à lui-même… qu’il connaissait depuis le début la réponse à ces questions.

* * *

Son dernier jour à Belltower. Son dernier jour dans les années 1980.

Il alla travailler prêt à démissionner, mais Klein le prit de vitesse en lui tendant un avis de licenciement. « Globalement, tu es un fouteur de merde, l’informa le directeur commercial, mais ce qui m’a décidé a été cette affaire que tu as conclue mercredi. »

L’affaire du mercredi concernait un juge d’instance à la retraite. Peut-être celui-ci avait-il effectué une brillante carrière dans la magistrature, mais en tant que client, il souffrait de ce que Tom avait appris à reconnaître comme une maladie commune : la panique du gros achat. Le juge avait étudié le formulaire d’offre comme s’il s’agissait d’un titre exécutoire, et proposé de payer le prix affiché pour une voiture qu’il avait à peine regardée. « Indiquons un montant inférieur, avait proposé Tom, et voyons ce qu’en dit le directeur commercial. »

Il répliqua à Klein : « On a gagné de l’argent sur cette affaire.

— Je connais cet enfoiré, contra Klein. Il vient tous les deux ans. Il entre et il paie le prix affiché.

— Personne ne fait ça.

— S’ils balancent leur argent par la fenêtre, dit Klein, tu n’es pas payé pour le refuser. Mais je ne veux pas discuter avec toi. Je ne veux juste plus de toi ici. » Il ajouta : « Ton frère m’a donné le feu vert, donc inutile de courir le retrouver en espérant de l’aide. Il m’a dit : “Hé, si Tom a merdé, il est de l’histoire ancienne. C’est aussi simple que ça.” »

Tom ne put s’empêcher de sourire. « J’imagine qu’il a raison : je suis de l’histoire ancienne. »

Il téléphona à Tony pour le prévenir qu’il s’absentait quelque temps. Tony voulut discuter, du travail, de l’avenir. « Il faut que je règle les choses par moi-même, lui dit Tom. Merci quand même pour tout, Tony. Ne t’attends pas à avoir de mes nouvelles avant un bon moment.

— Tu te comportes comme un cinglé.

— C’est quelque chose qu’il faut que je fasse. »

Il mit des vêtements de rechange dans son sac à dos. L’argent posait un problème, mais il emportait quelques articles qu’il pensait pouvoir mettre au clou : la guitare qu’il possédait depuis la fac (et qui pouvait avoir de la valeur malgré son volume, une Gibson) et un lot de cuillers en argent. À la mi-journée de ce vendredi, il était prêt à partir.

Il hésita lorsqu’il s’aperçut que le téléviseur avait été rebranché. L’appareil sembla détecter sa présence, car il s’alluma sous ses yeux.

« Trop tard, dit-il. Je m’en vais. »

TOM WINTER, NOUS NE PENSONS PAS QUE TU DEVRAIS PARTIR.

Leur ponctuation s’était améliorée. Il examina la phrase, réfléchit à sa source. « Vous ne pouvez pas m’en empêcher », affirma-t-il. Ce qui était sans doute vrai.

L’ENDROIT OÙ TU VAS N’EST PAS SÛR.

« Ici non plus. »

TU EN AS TROP ENVIE. CE N’EST PAS CE QUE TU CROIS.

« Vous ne savez pas ce que je veux. Ni ce que je crois. »

Bien entendu, peut-être qu’ils le savaient, après tout… cela n’avait rien d’impossible. Mais ils ne le contredirent pas.

TU PEUX NOUS AIDER.

« On en a déjà parlé. »

NOUS AVONS BESOIN DE PROTÉINES.

« Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par là. »

DE VIANDE.

« De viande ? » C’était un développement imprévu. « De la viande ordinaire ? Qu’on achète en épicerie ? »

OUI, TOM.

« Qu’est-ce que vous construisez dans les bois qui a besoin de viande ? »

NOUS NOUS CONSTRUISONS.

Il voulut ne pas tenir compte de cette notion dérangeante, mais il lui vint à l’esprit qu’il devait quelque chose à ces créatures. C’était leur territoire qu’il s’apprêtait à traverser sans autorisation. Et d’ailleurs, lui-même se trouvait depuis longtemps en leur pouvoir. Elles avaient sous-entendu qu’elles auraient pu le modifier : si elles avaient voulu un esclave, elles en auraient fait un de lui. Or, elles s’en étaient abstenues. Si bien qu’il leur était redevable.

Cependant… « nous nous construisons » ? Et elles voulaient de la viande ?

Il dit : « J’ai des biftecks au congélateur…»

CE SERAIT BIEN, TOM.

« Je pourrais les laisser sur le comptoir. »

MERCI.

« Comment se fait-il que vous parliez tellement mieux, maintenant ? »

NOUS SOMMES PRESQUE RÉPARÉS. LES CHOSES SONT BEAUCOUP PLUS CLAIRES. LA FIN DU TRAVAIL EST TOUTE PROCHE.

Tom trouva leur réponse inquiétante. Lorsque le géant endormi s’éveillerait, l’endroit ne serait peut-être pas sûr.

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1

Village écossais qui n’apparaît qu’un jour par siècle, dans une comédie musicale surtout popularisée par son adaptation cinématographique signée Vincente Minnelli et sortie en 1954, avec Gene Kelly et Cyd Charisse. (Toutes les notes sont du traducteur.)