Conclusion ? Tire-toi tout de suite.
Il essaya de débrancher le téléviseur, mais la prise ne voulut pas sortir du mur… ils devaient l’avoir soudée. L’écran resta toutefois vide. Il se précipita dans la cuisine, posa une pile de biftecks et de steaks hachés congelés sur le comptoir – un peu mal à l’aise à l’idée qu’ils voulaient cette viande – et ramassa son bagage.
Le téléphone sonna de nouveau. Il envisagea de le laisser sonner, puis céda et décrocha en s’attendant à une persécution de dernière minute de Tony.
« J’ai entendu dire que tu t’étais fait virer. » Tom reconnut la voix de Doug Archer.
« Les nouvelles vont vite, répondit-il.
— C’est une petite ville. J’ai fait affaire avec pas mal de ces gens. Ouais, tout le monde cause.
— Tu gardes l’œil sur moi ?
— Merde, pas du tout. Sinon, j’aurais remarqué que tu ne cherchais pas de nouvel emploi. Et donc, tu prends des vacances, ou tu fiches juste le camp ?
— La propriété n’est pas à vendre.
— Je ne t’appelle pas en tant qu’agent immobilier, bordel. Les choses vont bien là-haut ?
— Tout va bien.
— Tu sais de quoi je parle. »
Il soupira. Il aimait bien Doug et ne souhaitait pas le froisser… mais il ne voulait pas non plus que Doug s’en mêle, pas à ce stade. « Je quitte la ville un certain temps.
— Espèce d’enfoiré, dit Archer. Alors tu as bien trouvé quelque chose, pas vrai ? Tu ne veux pas en parler, mais tu as trouvé quelque chose. »
Ou bien quelque chose m’a trouvé. « Tu as raison… je ne veux pas en parler.
— Tu seras absent combien de temps ?
— Franchement, je n’en sais rien.
— Le type qui vivait là avant… tu vas là où lui est parti, c’est ça ?
— Non, je ne crois pas.
— Tu me raconteras en revenant ? »
Tom se laissa un peu fléchir. « Peut-être.
— Je devrais peut-être passer en ton absence… histoire de m’assurer que la maison reste en bon état.
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. » Une idée lui vint à l’esprit. « Doug, promets-moi que tu n’essaieras pas d’entrer. » Il mentit. « J’ai fait changer les serrures.
— Je promets de ne pas essayer d’entrer si tu me promets de tout m’expliquer un jour.
— Marché conclu. Quand je reviendrai. » Si je reviens.
« J’ai bien l’intention de te faire tenir parole », assura Archer.
Il y eut un silence. « Eh bien, bonne chance. Au cas où tu en aurais besoin.
— Peut-être un peu », admit Tom.
Il raccrocha, ferma les stores, éteignit les lumières et laissa le monde derrière lui.
DEUXIÈME PARTIE
Fantômes
7
Le voyageur temporel resta mort pendant un grand nombre d’années perdues.
Bien que n’ayant rien d’irrémédiable, la mort de Ben Collier n’en était pas moins authentique. L’arme du maraudeur lui avait ouvert le crâne et avait répandu l’essentiel de sa matière cérébrale en pluie sanglante sur la pelouse. Son cœur avait convulsivement pompé une dernière fois, puis fibrillé une trentaine de secondes sous l’effet des impulsions erratiques issues de son tronc cérébral avant de se taire, masse de tissu statique dans la caverne de moins en moins chaude de son thorax.
D’un bout à l’autre de son corps, des systèmes de réparation d’urgence bégayèrent et cessèrent de fonctionner. Des pompes circulatoires auxiliaires réagirent à la défaillance de son cœur, puis se mirent à leur tour en panne quand la tension artérielle tomba sous le niveau de tolérance. Ben Collier continua presque une minute entière à prendre de grandes respirations bruyantes qui ressemblaient à des bâillements. Les poumons furent le dernier grand système à renoncer à une vie indépendante, ce qu’ils firent avec un ultime soupir de résignation. À ce moment-là, le corps avait déjà commencé à refroidir.
Piégés par des caillots de sang dans les artères du voyageur temporel, des nanomécanismes privés d’oxygène émirent des signaux d’urgence puis s’éteignirent les uns après les autres.
Billy Gargullo traîna le corps dans les bois et le lâcha sous des journaux moisis à l’intérieur d’un bûcher abandonné. Des agents de pourriture, abondants au sein de cette forêt pluviale, s’attaquèrent aussitôt au cadavre.
Billy se dépêcha de regagner la maison. À son arrivée, il y avait désorienté les cybernétiques par une impulsion électromagnétique… il en déclencha une seconde pour les garder à l’écart de son chemin. Il s’arrêta dans la cuisine le temps d’obtenir de ses mémoires auxiliaires une estimation grossière de sa localisation. Amérique, Nord-Ouest Pacifique – caractérisé par la forte densité de la biomasse dans la forêt, ce qu’il trouvait consternant et effrayant –, après 1970 : trop proche du cauchemar qu’il avait laissé derrière lui. Il voulait un tampon plus efficace, même s’il lui fallait pour cela courir davantage de risques. Il redescendit au sous-sol où il se servit des contrôles cachés du tunnel ainsi que le lui avait montré la mourante. La destination n’avait guère d’importance : il voulait un endroit où se cacher. Il fuirait, il se cacherait, on ne le retrouverait jamais et il ne reviendrait jamais.
Telle était l’étendue de son plan. Son unique plan. Le seul dont il avait besoin.
Les impulsions électromagnétiques de Billy interrompirent la réception des programmes de radiotélévision dans toute la ville de Belltower ainsi que dans deux comtés voisins. Sur Post Road, elles eurent un effet plus violent et plus surprenant. Peggy Simmons, la veuve qui vivait à cinq cents mètres de la maison dans laquelle habiterait plus tard Tom Winter, vit avec stupéfaction son téléviseur couleur Zenith émettre une éclatante étincelle bleue tandis que le tube cathodique devenait d’un gris fissuré de mauvais augure. Les réparations, en cet été 1979, lui coûtèrent près de trois cents dollars – l’appareil venait juste de dépasser sa période de garantie. Elle paya la facture sans manquer pour autant de rappeler à l’employé de Belltower Audio-Video que le récepteur Crosley qu’elle avait acheté en 1960 lui avait duré quinze ans, avec juste un tube à vide à remplacer de temps en temps, et que la qualité de fabrication semblait avoir beaucoup baissé pendant que les coûts de réparation montaient en flèche, ce qui était tout à fait le genre de choses auxquelles on s’attendait – vous ne croyez pas ? – dans le monde dans lequel nous vivons. L’homme combina un hochement de tête et un haussement d’épaules. Elle pouvait bien avoir raison : on l’appelait beaucoup en réparation depuis quelques jours.
La vague de pannes électriques fit brièvement sensation à Belltower, fut signalée dans le journal local et discutée sans que se dégage la moindre conclusion, et finit par tomber dans l’oubli.
Si la rafale électromagnétique tua ou causa des dégâts irrémédiables à nombre de cybernétiques, beaucoup y survécurent toutefois. Celles-ci mirent plusieurs jours à retrouver leur sens de l’orientation. Il fallut réparer et restaurer des chemins informationnels coupés, assembler un souvenir compréhensible des événements de la journée.
Le principal préjudice était la perte de Ben Collier. Pour les cybernétiques, il avait servi à la fois de plaque tournante, de législateur et de Dieu. Sans lui, elles durent se rabattre sur des sous-routines primitives. C’était inévitable mais contraignant. Privées de Ben, considérablement moins nombreuses, elles ne possédaient qu’une intelligence rudimentaire. Elles pouvaient accomplir des tâches de routine, tout le reste relevait du tâtonnement dans l’obscurité.