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La plupart des nanomécanismes intimement associés à l’organisme du voyageur temporel avaient été détruits par l’impact de l’arme de Billy ou l’extinction physique qui avait suivi. Certains s’étaient vus éparpillés aux quatre vents ; endommagés ou expédiés hors de portée de leur pensée collective, ceux-là périrent. Quelques-uns, suivant des sous-routines propres, parvinrent à s’enfuir en bon ordre et finirent par retrouver le chemin de la maison. Ils transférèrent le contenu significatif de leur mémoire dans les cybernétiques de plus grande taille, à la manière des abeilles nourrissant la ruche avec du pollen. Le partage de cette nouvelle connaissance permit à la communauté de machines de comprendre la nécessité de prendre des mesures.

Suivant des vecteurs décrits par les nanomécanismes, des armées de cybernétiques grosses comme des insectes fouillèrent la forêt à l’arrière de la maison. Comportement risqué qui avait fait l’objet de débats : l’extérieur des limites de la propriété leur avait été interdit… jusqu’à cette situation d’urgence. Mais leur priorité numéro un (conclurent les nanomécanismes) consistait à remettre en état Ben Collier, tout autre problème pouvant attendre que celui-ci soit à même de faire la lumière sur ce qu’il souhaitait.

Cette restauration n’allait toutefois pas sans difficultés. Des émissaires cybernétiques trouvèrent le corps dans un état de décomposition. Des micro-organismes, essentiellement des bactéries et des champignons, s’étaient installés à profusion un peu partout sur les plaies et aux extrémités du cadavre. La putréfaction, considérable, ne tarderait pas à devenir irréversible. Le travail commença aussitôt. D’anciens nanomécanismes furent recrutés et de nouveaux créés pour pénétrer dans le corps afin d’y jouer un rôle de stérilisation. Le cœur fut isolé et remis avec soin dans un état de fonctionnement potentiel. Les veines et artères ouvertes furent refermées, la peau ancienne et infectée ôtée puis remplacée par de la matière synthétique extrudée.

Ce qu’ils préservèrent ainsi ne fut pas tout à fait le corps du voyageur temporel, mais plus ou moins ses composantes essentielles : le squelette (moins une jambe et la majeure partie du crâne), des réductions sommaires des principaux organes, de la viande stérile. En pénétrant dans le bûcher, un promeneur aurait cru voir un cadavre fraîchement écorché, nu et très incomplet. Un corps absolument incapable de fonctionner.

Il le serait resté si les cybernétiques n’avaient collectivement gardé un plan du corps du voyageur temporel ainsi qu’une carte de son cerveau, contenu compris. C’était des informations qu’elles se partageaient holographiquement, et si l’impulsion électromagnétique en avait gommé quelques détails, elles pouvaient inférer ceux-ci des données génétiques toujours présentes dans le corps. Elles avaient sauvé tout ce qu’elles pouvaient sauver et étaient prêtes à entamer la reconstruction du reste.

Il leur manquait toutefois la matière première, tant pour la reconstruction que pour leur propre maintenance. Il y avait beaucoup de travail. Elles se contentèrent tout d’abord de stériliser le corps de Ben Collier et d’en condamner les accès. Elles montèrent en permanence la garde dessus afin de garantir à tout instant la viabilité de sa viande, mais le principal bataillon de cybernétiques se replia dans la maison pour évaluer leurs ressources et reconstruire leur base matérielle.

Il faudrait beaucoup de nouveaux nanomécanismes. Qui pouvaient être assemblés, bien que lentement, à partir de matériaux disponibles dans la maison et dans le sol autour de celle-ci. Les nanomécanismes étaient complexes mais presque dépourvus de masse, ce qui jouait en leur faveur. Avec cette nouvelle armée, la restauration du corps pourrait commencer… tâche hélas beaucoup plus gigantesque.

Ils n’avaient d’autre allié que le corps lui-même. Une fois rétablie une fonction cardio-vasculaire primitive, on pouvait remettre en état le système digestif du voyageur temporel. Autrement dit, on pouvait le nourrir, et consacrer cette nourriture à la reconstruction et aux soins. Sauf qu’il faudrait, rien que pour l’entretien, une grande quantité de protéines.

Les cybernétiques avaient mis en place un large sentier entre la maison et le bûcher, espace dans lequel elles apprirent à chercher de la nourriture. On trouvait des protéines très acceptables, dans cette forêt tempérée humide. La majeure partie de ce qui ne l’était pas pouvait le devenir, en le modifiant. Elles apprirent à moissonner la forêt sans la dépouiller. Elles prirent la fougère en épi et la prêle, elles prirent les airelles et les champignons sur le tronc d’un grand tsuga moussu. Elles disputèrent les insectes aux grenouilles et aux grives. Un jour, elles découvrirent le cadavre tout frais d’un raton laveur. Ce fut un festin, dépouillé et liquéfié par des enzymes. Tuer un daim aurait pu considérablement accélérer leur tâche, si une puissante inhibition ne les avait empêchées de prendre une vie vertébrée. C’est par le vol qu’elles récupérèrent la majeure partie de leur viande… une souris ou une grenouille subtilisées au bec d’une chouette les nuits de lune en plein été.

Si elles avaient été plus nombreuses, cela aurait pu suffire. Contraintes par leur base matérielle, elles réussirent à préserver le voyageur temporel, mais ne purent améliorer que de temps en temps une fonction principale. En juillet 1983, il récupéra un rein en état de marche. En octobre 1986, il prit sa première véritable inspiration depuis sept ans.

La conscience était le dernier obstacle majeur… une grande quantité de matière cérébrale avait été détruite. La reconstruction, plus délicate, nécessitait davantage de matière première, aussi ne progressait-elle pas vite.

Il s’agissait d’un travail méticuleux, mais la patience des cybernétiques ne connaissait pas de bornes. Rien ne les dérangea dans leur labeur jusqu’à l’arrivée de Tom Winter… complication non seulement perturbante, mais qui pouvait se révéler dangereuse. Incapables de l’expulser, elles essayèrent de se servir de lui… mais il y avait tant de choses qu’elles ne savaient pas, tant de connaissances perdues, et travailler avec Tom Winter détournait un trop grand nombre de leurs nanomécanismes indispensables. Le travail ralentit un moment… pour repartir de plus belle quand Tom Winter fit don de plusieurs paquets de protéines sortis de son congélateur, et de plus belle encore quand un puma tua un daim à portée du bûcher. Elles mirent facilement en fuite le puma, et le cervidé fut une vaste et chaude réserve de nourriture utile.

Le travail accéléra vers son achèvement.

Ben Collier vécut d’étranges moments d’éveil.

Sa conscience fut tout d’abord précaire et ténue, comme la flamme d’une bougie vacillant au milieu d’une grande pièce obscure.

La première sensation assez forte pour se fixer dans sa mémoire fut la douleur… une douleur intense qui semblait irradier vers l’intérieur depuis toutes les limites de son corps. Il voulut ouvrir les yeux, n’y panant pas. Ses yeux ne fonctionnaient pas et ses paupières semblaient suturées. Il essaya de hurler : cette fonction-là lui manquait aussi.

Les nanomécanismes présents dans son corps perçurent sa détresse, qu’ils soulagèrent aussitôt. Ils fermèrent son sensorium, bloquèrent les impulsions nerveuses venues de sa peau à vif et en cours de réparation. Ils libérèrent un flot d’endorphines apaisantes. Ben se rendormit presque aussitôt.