« Mon dernier technicien était un petit Portoricain, dit Max. Il n’avait que dix-huit ans, mais il savait si bien démonter et remonter les appareils qu’ils avaient l’air deux fois mieux que le jour où on les avait vendus. Vous savez ce qu’on lui a fait ? On l’a appelé sous les drapeaux, bordel. Dans six mois, il sera en train de construire des stations radar à Congo Bongo. J’ai fait ma part à Guadalcanal, et voilà comment l’armée me remercie. » Il regarda Tom des pieds à la tête. « Vous pouvez vraiment faire ce boulot ?
— Je peux vraiment.
— Vous commencez demain. »
Après un emploi, sa priorité consistait à trouver un logement.
Joyce en convenait. « Tu ne peux pas rester au Y, ce n’est pas sûr.
— Ah bon ?
— C’est rien que des tapettes. Tu t’en es peut-être rendu compte. »
Elle eut un sourire un peu sournois, s’attendant à le voir scandalisé par cette information. Il se demanda comment réagir. Mon ex-femme était politiquement correcte… on a assisté à tous les dîners de collecte de fonds pour la recherche contre le sida. « Je pense que ma vertu est intacte. »
Elle haussa les sourcils. « Vertu ? »
Pour fêter son nouvel emploi, ils étaient venus au Stanley’s, un nouveau bar dans le Lower East Side. Tom commençait à se débrouiller avec la géographie de New York : il comprenait qu’East Village était un endroit encore plus en marge que West Village, puisqu’il fallait prendre une ligne de bus transversale en plus du métro pour y arriver et qu’aucun Artiste Barbu n’y habitait encore peu auparavant. Voilà pourquoi le Stanley’s offrait parfois des bières gratuites : il essayait de se constituer une clientèle. L’appartement de Lawrence se trouvait à proximité, celui de Joyce pas trop loin, et de toute manière, il ne se passait rien ce soir-là dans le quartier plus tapageur de Bleecker et MacDougal.
Si Tom se réjouissait d’avoir trouvé un travail, la soirée le rendait un peu nerveux.
Joyce lui tendit une cigarette. « Je ne fume pas, indiqua-t-il.
— Tu n’as pas beaucoup de vices, Tom. » Elle s’en alluma une. À l’époque d’Aerotech, Tom avait travaillé dans un bureau classé non fumeur, aucun des amis de Barbara ne fumait et les vendeurs de la concession automobile étaient incités à se passer de cigarettes. Il avait oublié à quel point ce petit rituel pouvait s’avérer fascinant. Joyce s’y livra avec une grâce inconsciente, agitant l’allumette qu’elle lâcha ensuite dans un cendrier. Une heure plus tard, le bar serait plein et l’atmosphère bleue de fumée. Un quart de siècle les séparait de la sévère désapprobation de C. Everett Koop[2].
« Au moins, tu bois.
— Avec modération. » Il sirotait une bière. « J’ai bu davantage. En fait, j’ai fait un alcoolique très convenable. Mon médecin m’a dit qu’il était trop dur pour moi de boire vraiment et trop facile d’arrêter. D’après lui, je n’avais pas le gène de l’alcoolisme dans mon ADN.
— Dans ton quoi ?
— Je ne suis pas taillé pour ça.
— Indécrottablement presbytérien. » Elle tira une bouffée de cigarette. « Quelque chose te tracasse, non ?
— Je ne veux pas éluder beaucoup de questions ce soir.
— De ma part, ou bien… ? »
Il fit un geste… non, pas de la part de Joyce.
« Eh bien, les gens sont curieux. Il se trouve, Tom, que tu n’es pas étiqueté. Les gens qui viennent ici parlent de non-conformisme, d’analyse sociologique et tout le bastringue, mais ça ne les empêche pas de porter des étiquettes. On pourrait leur accrocher des pancartes. Jeune poète en colère. Chanteur de folk gauchiste. Cadre dans une agence de pub à la reconquête de sa jeunesse. Et cætera. Les véritables et authentiques énigmes sont très rares.
— Et j’en suis une ?
— Oh, sans aucun doute.
— C’est aussi une étiquette, non ? »
Elle sourit. « Sauf que personne ne l’aime. Si tu ne veux pas traîner dans le coin, Tom, tu as plusieurs choix.
— Genre ?
— Genre, tu peux aller ailleurs. Ou envoyer tout le monde se faire foutre. Ou bien nous pourrions aller ailleurs. Maintenant ou plus tard. »
Elle se tenait assise en face de lui, la main penchée de côté, et la fumée de sa cigarette montait vers le plafond. Il y avait peu de lumière, mais Joyce paraissait magnifique dedans, avec ses longs cheveux noués dans le dos et, agrandi par ses verres de lunettes, le regard narquois de ses yeux bleus plissés. Il voyait qu’elle n’avait pas fait cette proposition sans nervosité.
Proposition qui n’avait d’ailleurs rien d’ambigu. Tom eut l’impression qu’on venait de lui retirer brutalement la chaise qu’il occupait. Il se sentit léger comme l’air.
« Et Lawrence ? demanda-t-il.
— Lawrence a des problèmes. Enfin, je ne sais pas, c’est peut-être les miens. Il dit ne pas vouloir que je lui appartienne. Et ne pas vouloir non plus que j’appartienne à un autre. Il dit avoir des sentiments partagés. À mon sujet. »
Tom réfléchissait à cela quand la porte s’ouvrit sur la chaleur vespérale de l’avenue B, d’où un groupe se précipita à l’intérieur. Ses amis. « Joyce ! » s’écria l’un d’eux.
Elle regarda Tom, haussa les épaules en souriant et ses lèvres articulèrent quelque chose en silence… peut-être « plus tard ».
Comme tout immigrant – tout réfugié –, il s’ajustait à son nouvel environnement. On ne pouvait vivre en permanence bouche bée. Mais il oubliait rarement l’endroit où il se trouvait et la manière dont il y était arrivé.
1962. Le mur de Berlin avait moins d’un an. John F. Kennedy occupait la Maison-Blanche. Les Soviétiques se préparaient à expédier des missiles à Cuba, précipitant une crise qui, finalement, n’aboutirait pas à une guerre nucléaire. En Europe, des femmes donnaient naissance à des bébés déformés par la thalidomide. Martin Luther King dirigeait le mouvement des droits civiques : cet automne, il y aurait des troubles civils à Oxford, dans le Mississippi. Et les Yanks l’emporteraient sur les Giants dans le championnat de base-ball.
Renseignements confidentiels.
Il savait tout cela, ce qui ne l’empêcha pas de se sentir à l’écart de la conversation qui commençait à couler autour de lui. Ils parlèrent un moment de livres, de théâtre. Soderman, le romancier qui avait indiqué à Tom l’emploi de réparateur radio, avait une opinion bien arrêtée sur Ionesco. C’était un garçon sympathique, avec son visage jeune et rond de tamia encadré par sa coupe en brosse et son collier de barbe… mais il aurait tout aussi bien pu parler chinois. Ionesco était un nom que Tom avait déjà entendu, mais qu’il n’arrivait pas à situer, perdu dans un vague souvenir d’un cours de littérature de première année de faculté. Tout comme Beckett, ou Jean Genet. Il sourit de manière énigmatique aux moments qui lui semblaient appropriés.
Puis Lawrence Millstein se lança dans un éditorial verbal opposant musique folk et jazz, sujet dans lequel Tom se sentit un peu plus à son aise. Millstein était de la vieille école, minoritaire dans l’assistance : il détestait le monde du café folk et nourrissait de la nostalgie à l’égard des dieux farouches du saxo ténor.
Il avait la tête de l’emploi. Si Tom avait distribué les rôles pour une version cinématographique de Sur la route, peut-être aurait-il choisi Millstein comme personnage d’« ambiance » : grand, brun, mince, avec quelque chose d’affecté dans son intensité. Joyce l’avait décrit comme « genre Raskolnikov… du moins, il essaye de suivre cette voie ».
2
Ministre de la Santé de 1981 à 1989, le premier à acquérir de la notoriété à ce poste (notamment pour sa campagne d’informations sur le sida), Koop a imposé dans son pays la présence de mises en garde sur tous les paquets de cigarettes et publicités pour le tabac.