Millstein monologua pendant vingt minutes sur Charlie Parker et « l’angoisse de l’âme nègre ». Tom l’écouta avec une irritation croissante, mais garda le silence… en buvant. Il connaissait la musique dont parlait Lawrence. Durant sa rupture avec Barbara et après le divorce, il avait parfois eu l’impression que seul Parker – avec Thelonious Monk, le Miles Davis de l’époque Sketches of Spain, Sonny Rollins ou Oliver Nelson – lui permettait de tenir. Pour certains de ces albums, il avait échangé ses vinyles rayés contre les versions CD. Ce n’est pas normal, se faisait-il parfois la réflexion, qu’une technologie à rayon laser décode ces vieux enregistrements monophoniques. Cela n’empêchait pas la musique de se déverser des haut-parleurs. Il l’appréciait parce que ce n’était pas de la musique pour pleurer dans sa bière. Elle n’avait jamais rien de pathétique. Elle prenait en compte votre douleur, l’admettait, mais parfois, les bons soirs, elle vous emportait d’un coup au-delà de cette douleur. Tom avait aimé la manière étrange dont la musique traduisait les pertes en gains, et cela l’ennuyait d’entendre Millstein pratiquer avec suffisance des claquettes sur le sujet.
Joyce hasarda : « Personne ne critique Parker. La musique folk fait autre chose. Elle est juste différente. Il n’y a aucun antagonisme. »
Tom sentit qu’ils avaient déjà eu cette discussion et que Millstein la remettait sur le tapis pour des raisons personnelles. « C’est de la musique de Blancs, affirma celui-ci.
— Il y a davantage de critique sociale dans les cafés folks que dans les bars de jazz, plaida Soderman.
— Justement. La musique folk ressemble à une dissertation de lycée. Tous ces petits sermons pleins de ferveur. Le jazz est le sujet. C’est ce dont parle le sermon. Il intègre tout le ressenti des Nègres.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? intervint Tom. Que les Blancs ne devraient pas faire de musique ? »
Les yeux se braquèrent sur lui. « Le réparateur parle ! » lança Soderman.
Un peu éméché, Millstein débordait de mépris. « Qu’est-ce que tu sais du ressenti des Nègres, bordel ?
— Absolument rien, convint Tom avec amabilité. Nom d’un chien, Larry, je suis aussi blanc que toi. »
Lawrence Millstein ouvrit la bouche, la referma. Un instant de silence… puis la tablée éclata de rire. Millstein parvint à dire quelques mots – peut-être va te faire foutre –, mais ils se noyèrent dans le vacarme et Tom put les ignorer.
Joyce rit aussi, puis orienta la conversation sur un sujet moins sensible : elle avait reçu une lettre d’une certaine Susan qui s’occupait d’organisation politique dans la Géorgie rurale. Diplômée de Vassar, Susan semblait avoir été plutôt extravagante du temps où elle habitait le Village. Chacun y alla de son anecdote à son sujet. Joyce se détendit.
Elle se pencha pour murmurer à l’oreille de Tom : « Essaye de ne pas le mettre en rage !
— J’ai l’impression que c’est déjà fait », lui répondit-il sur le même ton avant de commander une autre bière.
Il avait atteint ce moment délicat où il n’était pas encore tout à fait ivre, mais avait bel et bien dépassé le stade de la sobriété. Il décida que c’étaient des gens bien. Il les appréciait. Quand ils quittèrent le Stanley’s, il les suivit. Joyce lui prit la main.
L’air nocturne était tiède et confiné. Ils passèrent devant des immeubles aux perrons bondés de gens, des lampadaires lugubres, du bruit et un salon de coiffure qui empestait la mousse à raser Barbasol, avant d’arriver enfin à un vieil immeuble dans lequel ils montèrent jusqu’à une longue pièce encombrée d’étagères à livres et de mauvaises peintures d’amateur. « L’appartement de Lawrence », révéla Joyce. Il demanda : « J’ai le droit d’être là ? » Question à laquelle elle répondit : « C’est une fête ! »
Les livres consistaient en de la poésie, des revues littéraires éclectiques et des romans contemporains. La collection de disques était importante et impressionnante – elle comprenait les 78 tours de Bix Beiderbecke – et la hi-fi semblait coûteuse : une platine Rek-O-Kut, un amplificateur hérissé de tubes. « Musique ! » cria quelqu’un, aussi Tom s’écarta-t-il pour laisser Millstein sortir un disque de John Coltrane de sa pochette et le placer sur la platine… d’un geste vaguement religieux. La pièce s’emplit soudain d’une mélodie sauvage.
Tom regarda Soderman fermer un rideau grossier, masquant la vue sur la 14e Rue et ses cheminées de la Consolidated Edison, tandis que quelqu’un sortait une boîte en bois renfermant quelques grammes de marijuana ainsi qu’un paquet de papier à rouler Zig-Zag. Tom s’amusa de la solennité de ce rituel, qui incluait quelques coups d’œil hésitants dans sa direction… pouvait-on faire confiance à ce nouveau venu ? Il s’approcha d’un coup en disant : « Laissez-moi rouler. »
Des sourires. Joyce demanda : « Tu sais faire ? »
Tom assembla deux feuilles de papier afin de préparer un double largeur. Malgré sa technique rouillée – il n’avait pas roulé depuis longtemps –, il parvint à produire un joint honorable. Soderman hocha la tête d’un geste approbateur. « Où t’as appris ça ?
— En fac, répondit Tom sans réfléchir.
— Et t’es allé où, en fac ?
— Dans le fief agricole du Nord-Ouest Pacifique. » Il sourit. « Une allumette ? »
Il avait juste voulu établir des liens de camaraderie, mais le chanvre lui monta aussitôt à la tête. Le saxo de Coltrane, irradiant d’un seul haut-parleur, devint un grand instrument doré ressemblant à une cloche. Il décida qu’il appréciait Lawrence Millstein parce que celui-ci appréciait cette musique-là, puis se souvint de sa diatribe dans le bar et de l’avertissement de Joyce – ne le mets pas en rage –, qui sous-entendait quelque chose sur son caractère et sur ce qu’elle pouvait en avoir vu. Il regarda Joyce, debout à contre-jour sur le seuil de l’horrible cuisine de Lawrence. Il se souvint de la demi-promesse qu’elle lui avait faite et pensa à la possibilité de la tenir dans ses bras, de l’emmener au lit. Elle était très jeune et pas aussi raffinée qu’elle aimait à le croire. Elle méritait mieux que Lawrence Millstein.
Le Coltrane se termina. Millstein mit quelque chose que Tom ne reconnut pas, du bop énervé, une musique coléreuse enregistrée trop près de la trompette… on aurait dit un piano se battant contre une guêpe géante. La fête devenait de plus en plus bruyante. Déconcerté, il s’installa sur une chaise vide dans un coin de la pièce et laissa la musique l’engloutir. Il y eut un coup à la porte : on dissimula prudemment la marijuana avant d’ouvrir. C’était une amie de Soderman, une femme en pull à col cheminée noir avec un étui à guitare. Des cris de bienvenue. Joyce s’approcha de la platine pour soulever le bras de lecture. « Attention avec ça ! » cria Millstein de l’autre bout de la pièce.
Joyce emprunta la guitare, l’accorda et se mit à jouer des accords sur une ligne de basse. Cinq ou six personnes ne tardèrent pas à se regrouper autour d’elle. Cramoisie – à cause de la boisson, de la drogue ou de l’attention –, elle avait le regard un peu vitreux. Mais lorsqu’elle chanta, ce fut merveilleux. Elle interpréta des ballades folks traditionnelles, « Fannerio », « Lonesome Traveler ». Quand elle parlait, elle se montrait hésitante, timide ou sardonique, mais il sortait maintenant de ses lèvres une voix toute différente, si bien que Tom se redressa pour observer la jeune femme. Il l’avait appréciée sans deviner la présence de cette voix-là en elle. Il devait faire une drôle de tête, car elle lui sourit. « Viens jouer ! » lança-t-elle.