Il sursauta. « Mon Dieu, non.
— Je t’ai entendu tripoter cette guitare avec laquelle tu es arrivé en ville. Tu te débrouilles pas mal.
— Le réparateur joue de la guitare ? » glissa Soderman.
Un peu plus sobre, il n’aurait jamais accepté. Mais zut, pourquoi pas ? S’il était nul, Joyce n’en paraîtrait que meilleure par comparaison. Lui permettre de faire bonne impression semblait une ambition assez noble.
Des années durant, il avait sorti peut-être une fois par mois sa guitare de son étui afin de ne pas perdre son peu de talent. Il avait travaillé sérieusement son instrument pendant ses études, au point de prendre des leçons particulières avec un professeur à demi alcoolique du nom de Pegler qui affirmait avoir dirigé un ensemble folk-rock à Haight-Ashbury en 1965. (Pegler, où es-tu maintenant ?) Il prit la guitare des mains de Joyce en se demandant ce qu’il pourrait bien jouer. « Guantanamera » ? Une vieille ballade des Weavers ? Il se souvint alors d’une chanson qu’il avait apprise, des années plus tôt, à partir d’un vieil album de Fred Neil… et compta tout autant sur l’inspiration que sur la chance pour se rappeler la suite d’accords.
Il chanta d’une voix sans vraiment de charme et rendue rêche par la drogue, mais les paroles lui revinrent presque toutes seules. Il leva la tête au milieu du morceau et s’aperçut que Joyce rayonnait d’approbation. Il faillit en rater un changement d’accord, mais se reprit et acheva le morceau sans trop d’embarras. Joyce applaudit, l’air heureux. « Impressionnant ! » affirma Soderman.
Lawrence Millstein s’était avancé d’un coin sombre de la pièce. « Pas mal pour une soirée amateur, lança-t-il.
— Merci, répondit Tom avec circonspection.
— De la daube sentimentale, bien entendu. »
La remarque resta davantage en travers de la gorge de Joyce que de celle de Tom. « Ça doit être la pleine lune, dit-elle. Lawrence se transforme en connard.
— Téméraire », remarqua tranquillement Soderman.
Tom se redressa.
« Non, c’est bon », dit Millstein. Il fit un geste expansif, renversant un peu du Jack Daniel’s présent dans son verre. « Je ne veux pas interrompre votre parade amoureuse. »
Tom rendit la guitare. Il commençait à s’apercevoir qu’il se trouvait en présence d’un type ivre et plein de colère.
Ne le mets pas en rage. Mais Joyce semblait avoir oublié son propre conseil. « Arrête, dit-elle. On n’a pas besoin de ce genre de conneries.
— On n’a pas besoin ? Qui ça, on ? Toi et Tom ici présent ? Joyce et le réparateur ? »
Soderman intervint : « Tu as renversé ton verre, Lawrence. Viens avec moi, on va t’en chercher un autre. »
Millstein l’ignora pour se tourner vers Tom. « Elle te plaît ? Tu l’aimes bien ?
— Oui, Larry, répondit-il. Je l’apprécie beaucoup.
— Ne m’appelle pas Larry, bordel ! »
Le silence se fit aussitôt. Millstein s’aperçut de l’attention qu’on lui portait et se força à sourire. « Tu sais ce qu’elle est, bien entendu, poursuivit-il. Tu le sais forcément. C’est une vieille histoire. Elles sortent d’une université privée réservée aux femmes, elles arrivent ici vêtues de manière ridicule… avec des ballerines et des pantalons de toréador. Elles ont des tendances bohèmes, mais font toutes leurs courses dans les grands magasins. Elles viennent ici pour l’inspiration intellectuelle. Du moins, à ce qu’elles te disent. Bien sûr, en réalité, elles viennent se faire sauter. Je me trompe, Joyce ? Elles se voient dans les bras d’un musicien nègre de dix-neuf ans. On peut se faire aussi facilement sauter dans le comté de Westchester, bien entendu, mais par des types beaucoup moins intéressants. » Il regarda Tom avec un sourire figé et faux. « Et donc, à quel point es-tu intéressant, toi, au juste ?
— Pour le moment, répliqua Tom, je pense l’être un peu plus que toi. »
Millstein jeta son verre par terre et serra les poings. « Arrêtez-le ! » cria Joyce, et Soderman se leva devant Millstein, sur l’épaule duquel il posa une main conciliante. « Allons, dit-il. Allons, du calme. Ce n’est rien. Allons, Larry… Je veux dire, Lawrence…»
Joyce attrapa Tom par la main pour le tirer vers la porte.
« Cette putain de soirée est terminée ! » hurla Millstein.
Ils sortirent dans le couloir.
« Rentrons chez moi », proposa Joyce.
Tom répondit que l’idée lui semblait bonne.
Elle se déshabilla avec un sans-gêne de chat.
La lueur pâle d’un réverbère traversait la fenêtre poussiéreuse. Tom fut surpris par ses petits seins et leurs agréables aréoles roses, par le triangle bien net de sa toison. Quand elle lui sourit dans la pénombre, il décida qu’il menait une vie enchantée.
La toucher fut comme boire à longues gorgées un grand verre d’eau. Elle se cambra contre lui quand il la pénétra, il sentit des ressorts rouillés se détendre en lui. Elle avait posé ses lunettes sur la caisse orange près du lit et le regardait avec des yeux aussi ouverts que possible.
Plus tard, alors qu’ils allaient s’endormir, elle lui dit qu’il faisait l’amour comme un homme qui souffrait de solitude.
« Vraiment ?
— Du moins ce soir. Tu te sens seul ?
— Plus maintenant.
— Mais tu te sentais très seul ?
— Oui, très. »
Elle se lova contre lui, plaquant ses hanches et ses seins. « Je veux que tu restes ici. Que tu viennes habiter ici. »
Il ressentit un autre instant de chute libre. « L’appartement est assez grand ?
— Le lit l’est. »
Il l’embrassa dans le noir. Une vie enchantée, songea-t-il.
1962, par une chaude nuit d’été.
C’était désormais la nuit d’un bout à l’autre du continent, avec un ciel dégagé depuis l’est des Rocheuses jusqu’à la côte du Maine et des étoiles qui brillaient dans le firmament, peu peuplé, d’un univers légèrement plus jeune. Le pays dormait, et d’un sommeil troublé, s’il l’était, par de vagues rêves lointains. Un rêve de Mississippi. Le rêve d’une guerre n’ayant pas encore vraiment commencé, quelque part à l’est de l’océan. Le rêve d’empires sombres évoluant à ses frontières.
J. F. Kennedy dormait. Lee Harvey Oswald dormait. Martin Luther King dormait.
Tom Winter dormait et rêvait de Tchernobyl.
Ce noyau de mécontentement de la nuit persista le matin venu.
Je suis un vent glacé originaire du pays de vos enfants, avait pensé Tom. Mais en regardant Joyce – qui mangeait un petit déjeuner tardif dans un restaurant bon marché au bout d’une rue étroite, sale et ensoleillée –, il voulut cesser d’être cela. C’était de l’histoire ancienne, et l’histoire était bonne parce qu’immuable, mais il se demanda avec inquiétude s’il n’avait pas pu apporter une infection de l’avenir… non une maladie au sens propre, mais une turbulence dans le flot du temps. Une vilaine irrégularité impossible à semer qui déferait le tissu de la vie de la jeune femme. Peut-être ses propres certitudes étaient-elles totalement erronées. Peut-être mourraient-ils tous dans l’attaque soviétique consécutive à la crise des missiles.
Mais c’était absurde… pas vrai ?
« Bientôt, dit-elle, il va falloir que tu me dises qui tu es et d’où tu viens. »
La suggestion le fit sursauter. Il la regarda de l’autre côté de la table.
« Je le ferai. Un de ces jours.