— Bientôt.
— Bientôt », capitula-t-il. Peut-être était-ce une promesse. Peut-être était-ce un mensonge.
9
Il s’appelait Billy Gargullo et c’était un garçon de ferme.
Il avait beau vivre à New York depuis dix ans, les nuits chaudes de ce genre continuaient à lui rappeler l’Ohio.
Durant les nuits chaudes de ce genre, il n’arrivait pas à dormir. Les nuits chaudes d’été, il quittait son minuscule appartement pour déambuler comme une ombre dans les rues. Il aimait prendre le métro, et quand il y avait trop de monde dedans, il aimait marcher.
Ce soir-là, il prit un peu le métro et marcha un peu.
Il avait laissé son armure dorée et luisante en sécurité chez lui.
Il ne la portait presque plus, mais y pensait souvent. L’armure dorée était chez lui, dans l’appartement qu’il habitait depuis une décennie. Il la conservait dans son placard, derrière une fausse cloison, à l’intérieur d’une boîte que lui seul pouvait ouvrir.
Même s’il ne la portait presque plus, l’armure dorée faisait partie de lui, jusqu’au plus profond de lui-même… et il trouvait cela gênant. Il avait abandonné beaucoup de choses en venant à New York. Beaucoup de choses horribles ou honteuses. Mais certaines l’avaient accompagné. L’armure elle-même n’avait rien d’horrible ni de honteux – à sa manière, elle était splendide, et lorsque Billy la portait, il la portait avec fierté. Il avait toutefois fini par soupçonner son besoin de cette armure d’être honteux… par soupçonner qu’il commettait des horreurs quand il la revêtait.
La faute ne lui incombait pas complètement, du moins se le disait-il. L’Infanterie avait procédé à certaines opérations chirurgicales sur sa personne. Billy avait un besoin authentique, physique de l’armure : sans elle, il lui manquait une partie de lui-même. D’une certaine manière, Billy était l’armure. Celle-ci n’était pas totalement Billy pour autant : elle avait ses propres mobiles, et elle le connaissait mieux que toute autre créature au monde.
Elle chantait pour lui, parfois.
Le plus souvent, ses chansons parlaient de la mort.
Billy sortit des vrombissantes cavernes mécaniques du métro pour s’enfoncer dans le désert nocturne au croisement de la 42e Rue et de Broadway. Minuit avait passé.
Comme toujours, l’exubérance et l’extravagance du vingtième siècle le surprirent. Toutes ces lumières ! Des néons colorés, des ampoules à incandescence qui brillaient, tout cela alimenté, avait-il appris, par des barrages mécaniques sur des rivières à des centaines de kilomètres de là. Et si étonnant que cela paraisse, la plupart de ces lumières servaient à la publicité.
Il traversa Times Square, où elles brillaient si fort qu’il les entendait grésiller et crépiter.
De l’endroit d’où venait Billy – la ferme –, cet usage frivole de l’électricité aurait été traité de dépravé. Un très mauvais mot. Mais il avait ici une autre signification… celle de la dissipation d’une énergie toute différente.
Les mots lui posaient des difficultés depuis son premier jour à New York.
Il y arriva dans un déchaînement de bruit et de sang, régurgité au deuxième sous-sol d’un vieil immeuble par une fracture dans le firmament du temps… apeuré par ce qu’il y avait vu, effrayé par ce qui pourrait guetter sa venue. Il déclencha des pulsations électromagnétiques, fit s’écrouler un mur et tua l’homme (un voyageur temporel) qui essayait de l’arrêter.
Lorsque la poussière retomba, il s’accroupit dans un coin pour réfléchir à ce qu’il pouvait faire.
Il pensa au monstre qu’il avait rencontré dans le tunnel.
On appelait ce monstre « fantôme temporel » : avant de mourir, Ann Heath lui avait conseillé de s’en méfier.
L’éblouissante apparition avait terrifié Billy malgré la nuée de courage chimique injectée dans son corps par l’armure. Sans pourtant avoir jamais rien vu de semblable au fantôme temporel, Billy sentit, d’une manière ou d’une autre, que celui-ci lui portait un intérêt particulier, personnel. Peut-être la chose savait-elle ce qu’il avait fait. Peut-être savait-elle qu’il n’avait pas sa place dans ce labyrinthe de temps, qu’il était un déserteur, un criminel, un réfugié.
Billy atteignait l’extrémité du tunnel au moment où la chose monstrueuse apparut. Il sentit sa chaleur ainsi que le poids, plus subtil, de son hostilité. Il s’enfuit, terrifié, prit ses jambes à son cou jusqu’à cet endroit de l’autre côté de la porte terminale, cet endroit sûr où le monstre ne pourrait le suivre… du moins à ce que lui avait dit Ann Heath.
La peur n’avait pas pour autant quitté Billy.
Il ne savait pas exactement où il se trouvait. Le milieu du vingtième siècle. Une zone urbaine. Il avait tué le gardien de cet endroit et quelques pulsations électromagnétiques supplémentaires le débarrasseraient de ses cybernétiques. Mais Billy s’accroupit dans un coin du deuxième sous-sol – dans la pénombre, dans la puanteur du plâtre et des parpaings fondus, dans une vague poussière grise provenant du tunnel endommagé – et comprit alors que son exil était permanent.
Il éteignit son armure afin de procéder à un inventaire personnel.
Ce qu’il avait fui :
L’Infanterie.
La Zone des Tempêtes.
Le meurtre.
La dénommée Ann Heath avec un éclat de verre dans le crâne et un tube hémotropique au milieu de la poitrine.
Ce qu’il avait abandonné :
L’Ohio.
Son père Nathan.
Une petite ville appelée Oasis.
Des kilomètres de chou frisé et de blé vert sous un ciel vide de tout, sauf de chaleur et de poussière.
Ce qu’il ne pouvait pas abandonner :
Son armure.
Et, s’aperçut Billy, cet endroit. Ce bâtiment, quel qu’il fût. L’entrée du tunnel, qu’il avait fermé hermétiquement, mais auquel il ne pouvait faire confiance : parce qu’il contenait des monstres, parce qu’il renfermait le futur.
Cette évasion fébrile dans le passé, qui lui avait semblé alors une bonne idée, le perturbait désormais. Il avait altéré des mécanismes qu’il ne comprenait pas, des mécanismes plus puissants qu’il ne pouvait l’imaginer. Sa rencontre avec le fantôme temporel était déjà assez inquiétante : qui d’autre pouvait-il avoir irrité ? Il y avait tant de choses qui échappaient à sa compréhension. Il se croyait en sécurité à cet endroit… mais voilà que de tout nouveaux doutes venaient tempérer cette croyance.
Toujours est-il que tu es là. Indéniablement. Il y était et y resterait. Au moins n’y avait-il là ni Infanterie ni Zone des Tempêtes. Un endroit loin de tout cela. Non pas l’Ohio avec ses déserts, ses canaux et le miracle de la moisson, mais sûr, au moins.
Une grande ville au milieu du vingtième siècle.
Cette nuit-là, sa première à New York, Billy dénuda le corps du voyageur temporel et transforma le cadavre en une dune de légères cendres blanches à l’aide d’un rayon en éventail.
Bien que tachés de sang et lui allant mal, les vêtements permirent à Billy de se déplacer sans attirer l’attention. Il explora les couloirs de l’immeuble d’habitation au-dessus de la pièce du deuxième sous-sol qui abritait le tunnel, il explora les rues avoisinantes de la ville dans la nuit. Le contenu du portefeuille du mort lui apprit que le voyageur temporel occupait jusque-là un « appartement » dans l’immeuble. Billy en localisa l’entrée, une porte numérotée parmi de nombreuses autres, et tâtonna avec les clefs dans la serrure primitive jusqu’à ce que la porte s’ouvre.