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Il dormit dans le lit du défunt. Il s’appropria une nouvelle tenue. Il découvrit avec émerveillement le calendrier du mort : 1952.

Il trouva de l’argent liquide dans le portefeuille du mort, ainsi que dans un tiroir du bureau. Billy comprenait l’argent liquide : c’était une forme archaïque de crédit, universelle et interchangeable. Les dénominations étaient déroutantes, bien que d’un principe simple : un billet de dix dollars en « valait » deux de cinq, par exemple.

Il resta une semaine dans l’appartement. À deux reprises, quelqu’un frappa à la porte, mais Billy ne fit aucun bruit et ne répondit pas. Il regarda la télévision la nuit. Il mangea à intervalles réguliers jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien dans le réfrigérateur. Il s’assit à la fenêtre pour observer les passants dans la rue.

Il dissimula son armure sous le lit. Si vulnérable qu’il se sentît sans elle, il aurait été horriblement voyant avec. Il se dit qu’il devrait réussir à ne sembler qu’un peu bizarre en portant les pièces corporelles sous ses vêtements, sauf que ce n’était pas la question : il n’était pas venu là pour porter l’armure. Il prévoyait de ne pas la mettre du tout… ou alors seulement quand il ne pourrait pas faire autrement, quand les besoins particuliers de son corps modifié l’exigeraient. Dans un mois, disons. Deux. Six. Pas tout de suite.

Lorsqu’il n’eut plus rien à manger, Billy prit son argent liquide et quitta l’immeuble. Il parcourut trois blocs d’immeubles jusqu’à une « épicerie » où il se retrouva dans un paradis de fruits et de légumes frais, en plus grande quantité qu’il n’en avait jamais vu réunis. Ébloui, il choisit trois oranges, une tête de laitue et un régime de bananes d’un jaune brillant et tacheté. Il tendit au caissier un léger certificat d’argent liquide et fut dérouté par la réaction de l’homme : « Je ne peux pas changer ça, bon Dieu ! » Changer en quoi ? Mais Billy chercha dans sa poche une plus petite coupure, qui fut acceptée, et il comprit le problème quand le caissier lui tendit un nouvel assortiment de billets et de pièces : son « change ».

Les mots, pensa Billy. Les gens de cet endroit parlaient anglais, mais tout juste.

Il se procura sa nouvelle vie par le vol.

Le gardien, un voyageur temporel, avait possédé l’immeuble d’habitation au-dessus du deuxième sous-sol qui dissimulait le tunnel. Les actes de propriété étaient rangés dans un classeur de la chambre. Des années durant, le voyageur temporel avait géré l’édifice comme une simple formalité, en laissant vides presque tous les appartements. Billy se fit passer pour le « nouveau gérant » et encaissa les chèques de loyer mensuel. L’imposture s’avéra d’une facilité presque ridicule. Le défunt n’avait pas de famille pour le pleurer, pas d’associés pour s’enquérir de sa santé. En étudiant les documents, Billy apprit que le voyageur temporel avait immatriculé sa société sous le nom de Hourglass Rentals, puis réussit à comprendre suffisamment les coutumes financières locales pour manipuler les dépôts et retraits bancaires ou régler à temps les impôts. Hourglass Rentals ne générait pas assez de revenus pour couvrir ses dettes, mais possédait une somme d’argent ahurissante sur son compte bancaire : suffisante pour assurer le gîte et le couvert à Billy jusqu’à la fin de ses jours. De plus, la gestion de ces arcanes fiscaux avait été rationalisée pour qu’une personne seule puisse s’en occuper… une heure de paperasse chaque soir, une fois maîtrisées les bases de la comptabilité et appris quels mensonges raconter au fisc, à la municipalité ou aux entreprises de service public. Fin 1952, Billy était Hourglass Rentals.

S’accaparer la vie d’un solitaire lui convenait. Il en était un lui-même.

Il se doutait que cela venait de l’armure. Il n’ignorait pas que les chirurgiens de l’infanterie l’en avaient rendu dépendant… que, sans elle, il n’était même pas un être humain normal. Sur le plan sexuel, Billy était une ardoise vierge. Il se souvenait d’une époque où il avait recherché les contacts féminins… durant sa brève adolescence, avant qu’on l’équipe, le besoin physique le brûlait comme une flamme… mais c’était longtemps auparavant. Rien ne brûlait plus en lui sinon son besoin de l’armure. Il ne cessait désormais de voir des femmes : à la télévision ou dans les rues, des caissières de banque, des secrétaires, des femmes disponibles contre de l’argent. Leur regard se posait parfois sur lui. Il ne s’y attardait jamais. Billy supposait qu’elles décelaient quelque chose en lui : une absence, un ajournement, une inertie de l’âme.

Cela n’avait aucune importance. À l’arrivée du mois de janvier 1953 et de toute sa neige, Billy s’était constitué une vie qui le satisfaisait.

Il était loin de l’infanterie et de la Zone des Tempêtes, loin de risquer une mort imminente ou la cour martiale. Il ne connaissait plus ni la faim ni le danger physique. Lorsqu’il prenait la peine d’y réfléchir, cela lui paraissait presque un paradis.

Était-il heureux ? Il n’aurait pu le dire. Les journées passaient en général sereinement sans qu’il s’en aperçoive, ce pour quoi il éprouvait de la reconnaissance. Il lui arrivait toutefois de se sentir en proie à une solitude froide et pénétrante. Il s’éveillait la nuit dans une ville séparée de chez lui par plus d’un siècle, distance impossible qui semblait lui percer le cœur. Il pensait à son père, Nathan. Il essayait de se souvenir de sa mère, décédée durant sa petite enfance. Il pensait à sa vie d’exilé dans cet endroit, bloqué sur cette île, Manhattan, au milieu de gens morts un siècle avant sa naissance. À sa vie parmi ces fantômes. Il pensait au temps, aux horloges : comme les mots, elles fonctionnaient différemment, dans cet endroit. Billy avait l’habitude d’horloges qui numérotaient le temps et le marquaient à l’aide de curseurs, tranches linéaires d’un phénomène linéaire. Ici, elles étaient rondes et symboliques. Le temps était un territoire cartographié avec des cercles.

Le temps et les mots. Les saisons. Ce janvier-là, Billy fut pris dans une tempête de neige qui obligea les bus à rouler au pas. Fatigué et frigorifié, il décida de dormir à l’hôtel au lieu de rentrer à pied. Il trouva une pension bon marché où il demanda au réceptionniste une chambre avec traînée. L’homme répondit avec un sourire étrange qu’il lui faudrait se débrouiller tout seul pour cela et recommanda un bar à quelques blocs de là. Billy cacha son désarroi et prit tout de même la chambre, avant de comprendre qu’en 1953, le mot « traînée » devait avoir une signification différente… il n’avait pas besoin d’un lit chauffé, toute la chambre l’était, et même tout l’hôtel. Comme sans doute chacune des pièces de cette ville, du premier au dernier jour de cet hiver glacial, y compris les grands espaces publics comme les banques et les vastes entrées des gratte-ciel. Il eut du mal à assimiler ce simple fait, et quand il y parvint, l’arrogante monstruosité de celui-ci le laissa abasourdi et stupéfait.

Cette nuit-là, dans l’hôtel bloqué par la neige, Billy rêva de toute cette chaleur… une chaleur équivalente à celle de cent étés montant à gros bouillons de la ville et de plusieurs autres comme elle, flottant des dizaines d’années en invisibles bancs de nuages avant de redescendre d’un coup pour une ultime oblitération des saisons.

Il rêva de l’Ohio, d’une ferme là-bas dans le désert.

Son besoin de l’armure se tint tout d’abord tranquille, simple chatouillement de désir à peine perceptible qu’il put ignorer… un certain temps.