Alimentation coupée et champs tensoriels repliés, l’armure reposait comme une étoffe vendue par une mercerie de conte de fées à l’intérieur de la boîte que Billy lui avait trouvée. Elle semblait en or, même si, bien entendu, ce n’en était pas vraiment, juste un tissage de polymolécules complexes cultivées dans les grands collectifs d’armement de la côte Est. Certaines parties en étaient électroniques, d’autres vaguement vivantes.
Les médecins de l’infanterie avaient prévenu Billy qu’il mourrait sans son armure… qu’il deviendrait fou sans les indispensables substances biochimiques générées à l’intérieur des élytres. Billy avait parfaitement conscience que, sans l’armure, il était lent, affaibli, engourdi et asexué. Mais il supportait cela… d’une certaine manière, cela lui paraissait presque reposant. Six mois durant, il se déplaça dans la ville les paupières lourdes et la bouche plissée en un sourire vide de drogué.
Puis arriva le Besoin.
Ce fut d’abord un fourmillement d’insatisfaction, comme des épingles ou des aiguilles dans ses doigts et ses orteils. Billy n’en tint aucun compte et ne changea rien à sa vie.
Le fourmillement devint démangeaison, la démangeaison brûlure intense. La peau de son visage lui semblait tendue, comme si on l’avait fixée et suturée à la naissance de ses cheveux. Il s’éveilla dans le froid de cette fin d’hiver avec l’inquiétante sensation de sentir les irrégularités et contours de son crâne sous la peau, ou le grincement des os et des ligaments, comme de la craie sèche, à l’intérieur de son corps. Il avait tout le temps soif, mais trouvait mauvais goût à l’eau du robinet, qui lui brûlait la gorge quand il l’avalait. Il fut pris de soudains accès de panique, de peurs irrationnelles : peur du vide, des grands espaces, des maladies.
Il savait ce qui se passait.
L’armure, se dit-il.
L’armure luisante et mortelle.
Il la voulait, ou elle le voulait, lui… Billy penchait pour la seconde hypothèse.
Cette gêne, cette douleur, ce vertige : c’était le bruit de l’armure qui l’appelait depuis sa boîte sous le lit.
Billy y résista.
Il avait peur de ce que pouvait bien vouloir l’armure.
En fait, il savait ce qu’elle voulait. Elle voulait du mouvement, de la lumière, de la chaleur. Elle voulait être ramenée à la vie. Elle voulait être la créature que devenait Billy quand il la portait, un Billy cauchemardesque et puissant qu’on faisait venir pour lui lâcher la bride.
Il rêvait qu’il était un chien pourchassant des lapins dans un champ de blé, sous la lumière blanc d’os de la pleine lune. Il rêvait qu’il broyait l’échine du lapin entre ses dents pointues, que le sang chaud de sa proie lui éclaboussait le museau.
Il rêvait de l’armure. Celle-ci figurait désormais dans tous ses rêves, il l’entrapercevait comme une lueur éblouissante aux limites de son champ de vision. Il ne pouvait supporter de la regarder en face : tout comme le soleil, elle pourrait l’aveugler… mais tout comme le soleil, elle était toujours là.
Certaines nuits, suant et frissonnant, il rêvait de l’Ohio.
Dans l’ensemble, Billy avait de son enfance des souvenirs ensoleillés. Il avait grandi dans une petite ville rurale appelée Oasis, un des collectifs de reconquête des sols qui avaient surgi le long des canaux de dérivation convoyant l’eau des Grands Lacs vers le sud. Fondée dans l’optimisme durant la Longue Sécheresse des années cinquante, gérée depuis Détroit par un consortium de distributeurs de nourriture, la ville avait perdu une partie de son esprit civique dans les difficiles décennies qui avaient suivi. Mais quand on y grandissait, on ne s’en apercevait pas. Pour Billy, ce n’était qu’un endroit.
Il gardait quelques souvenirs nets de cette époque. Il se rappelait le ciel, une immensité bleue et brumeuse aussi vaste que le temps lui-même. Il se souvenait du miracle de l’eau, l’eau jaillissant des arroseurs installés dans les digues à poussière qui sillonnaient paresseusement à travers champs… l’eau pleuvant sur quatre cents hectares de toutes nouvelles feuilles vertes. La ville cultivait du blé, des choux verts et frisés, de la luzerne et diverses plantes secondaires. Par deux fois, on autorisa Billy à monter sur les grandes machines d’entretien, où il ressentit fierté et vertige à être installé près de son père dans le nid-de-pie, à régner sur tout ce feuillage d’un vert éclatant et ce ciel d’un bleu cendré. Il se rappela un été caniculaire où un bataillon de travail d’AgService vint installer ce qu’ils appelaient des « écrans UV » : de grandes étendues d’un film presque invisible, attachées à des poteaux et arrimées par d’épais câbles en acier. Pendant quelques jours, il fit plus frais dans les champs et le dispensaire annonça une baisse d’un pour cent des cas d’hyperthermie. Mais ensuite, à peu près comme l’avait prédit le père de Billy, un vent brûlant arriva par l’ouest et le film UV se libéra de ses attaches pour former une boule et s’emmêler dans les récoltes comme autant de cellophane jetée par un géant indélicat. Le blé d’hiver ploya et se brisa sur plusieurs hectares. Alors qu’il inspectait les dégâts dans les champs, Nathan avait surpris Billy en tombant à genoux.
Billy se souvenait de son père comme d’un homme corpulent… corpulent, barbu, généreux, souvent silencieux, et profondément malheureux. Nathan suivait toujours le journal sur le grand écran du centre communautaire, et c’est lui, à ce qu’avait cru comprendre Billy, qui recevait les autres informations, les paquets de données non approuvées par les services d’information fédéraux et transmis par micro-ondes… en particulier celles qui concernaient le mouvement des bataillons de conscription dans le Midwest.
Tous les deux ou trois ans, les recruteurs débarquaient à Oasis. Nathan les comparait à un fléau, comme les criquets dans la Bible. Ils logeaient dans les quartiers des ouvriers, restaient plusieurs jours, laissaient peut-être quelques-unes des jeunes filles les plus impressionnables avec un bébé dans le ventre, et quand ils repartaient à bord de leurs énormes aéroglisseurs, ils emmenaient quelques recrues… principalement des gamins à peine assez âgés pour avoir du poil au menton.
Nathan et le conseil municipal étaient en général prévenus de leur arrivée, ce qui leur donnait le temps de modifier les registres des naissances… de détruire ou modifier certains documents. On dissimulait les jeunes recrues les plus probables dans une cave sous l’abri des machines, à charge pour les femmes de leur glisser de la nourriture en cachette. Les recruteurs se plaignaient de leur maigre collecte et ils lançaient parfois de grossières routines de recherche de falsifications sur les ordinateurs du centre communautaire… mais d’après Nathan, si on les faisait boire en quantité suffisante, ils repartaient contents.
Quand ils arrivaient sans prévenir, par contre… si, en venant dans l’ouest, ils avaient détruit les pylônes pirates qui relayaient les micro-ondes, ils prenaient ce qu’ils voulaient.
Billy se souvint d’un été où l’on recevait de très mauvaises nouvelles de la Zone des Tempêtes, avec d’énormes pertes en vies humaines dans toutes les Caraïbes et une dispersion des troupes d’occupation. Cet été-là, l’infanterie arriva sans prévenir, phalange d’aéroglisseurs noirs soulevant un nuage de poussière qui dut roussir les crépuscules jusqu’à Sandusky. Billy se souvint du visage de son père quand, monté sur un talus, il vit cette colonne gris-noir approcher par l’ouest… sa consternation semblait aussi substantielle qu’un poids sur ses épaules.