— Très drôle. Tu es en train de boire quelque chose ?
— Une boisson gazeuse, Tony.
— Parce qu’à mon avis, tu ne devrais pas rester comme ça tout seul. Je ne crois pas que ce soit une bonne habitude à prendre. Je ne veux pas que tu t’arsouilles à nouveau. »
S’arsouiller ; pensa Tom avec amusement. Son frère était une source intarissable de vieux euphémismes de ce genre. C’est lui qui avait un jour comparé Brigitte Nielsen à « un tamal chaud bouillant ». Barbara avait toujours adoré les bons mots de son beau-frère. Elle comparait leurs visites chez Tony à du yoga : il fallait faire la conversation en se tenant en permanence prêt à cacher son sourire de la main.
« Si je m’arsouille, répliqua Tom, tu seras le premier au courant.
— C’est justement ce qui me fait peur. J’ai tiré pas mal de ficelles pour te trouver ce boulot. Bien sûr, ça me laisse plus ou moins le cul à l’air.
— C’est pour ça que t’appelles ? »
Un temps d’arrêt, un aveu : « Non. Loreen a suggéré… enfin, elle et moi avons pensé que… elle a un poulet au four et il y en a bien assez pour tout le monde, donc si tu n’as pas dîné…
— Désolé, je viens de faire un gros repas à la cafétéria. Merci quand même. Remercie Loreen pour moi. »
Le soulagement de Tony était délicieusement évident. « Tu es sûr de ne pas vouloir passer ? » Quelques mots en fond sonore. « Loreen a préparé une tarte aux myrtilles.
— Dis-lui que ce n’est pas l’envie qui me manque, mais que j’ai décidé de me coucher tôt.
— Eh bien, comme tu veux. De toute manière, je t’appelle la semaine prochaine.
— Très bien, super.
— Bonne nuit, Tom. » Un temps d’arrêt, puis Tom ajouta : «… et bonne chance pour ce retour. »
Tom reposa le combiné et se tourna pour affronter son propre reflet, qui le regardait stupidement dans le miroir de la commode. Il vit un homme à la mine défaite et au crâne de plus en plus dégarni, un type de trente ans qui semblait, à ce moment-là, quadragénaire. Il avait pris un peu de poids depuis le départ de Barbara, ce qui commençait à se voir… à un renflement au niveau abdominal ou à un peu de mollesse sur le visage. Mais c’était l’expression renvoyée par le miroir qui lui donnait l’air aussi âgé. Il avait vu, dans des bus, des vieillards afficher la même. Un froncement de sourcils qui annonçait la reddition, l’accolade volontaire à la défaite.
Les possibilités pour la soirée ?
Il pouvait regarder par la fenêtre son passé, ou dans le miroir, son avenir.
L’un et l’autre se croisaient là. À ce carrefour. Dans cette vieille ville pluvieuse.
Il se tourna vers la fenêtre.
Bonne chance pour ce retour.
Au matin, Doug Archer appela pour annoncer que l’offre de Tom sur la maison – l’essentiel, offert en liquide, de son héritage prudemment mis de côté – avait été acceptée. « Vous entrez immédiatement en possession des lieux. On peut terminer toute la paperasse dans la journée. Quelques signatures, et la propriété vous appartient tout entière.
— Serait-il possible de récupérer les clefs aujourd’hui ?
— Je ne vois pas pourquoi ça poserait problème. »
Tom se rendit en voiture à l’agence immobilière, juste à côté du centre commercial du port. Archer le guida dans la paperasse avec leur notaire maison, puis l’invita à déjeuner de l’autre côté de la rue. Le restaurant s’appelait El Nino… il était nouveau, car si Tom se souvenait bien, il y avait autrefois un Kresge, à cet endroit. Bien que nautique, le décor n’en était pas insupportablement kitsch.
Tom commanda le sandwich laitue-miettes de saumon. Archer sourit à la serveuse : « Juste du café, Nance. »
Elle hocha la tête en lui rendant son sourire.
« Vous ne portez pas votre veste d’agent immobilier, remarqua Tom.
— En principe, c’est mon jour de congé. En plus, vous êtes une vente ferme. Et puis merde, vous êtes du coin. Je n’ai besoin d’impressionner personne, ici. » Il se laissa aller sur le vinyle de la banquette, mince dans sa chemise à carreaux, ses longs cheveux un peu plus en bataille que la veille. Il remercia la serveuse quand elle apporta le café. « Je me suis penché sur le passé de la maison, au fait. Surtout par curiosité.
— Des découvertes intéressantes ?
— On peut dire ça, ouais.
— Quelque chose que vous ne vouliez pas me dire avant que j’aie signé les papiers ?
— Rien qui vous aurait fait changer d’avis, Tom. Juste des trucs un peu étranges.
— Quoi, elle est hantée ? »
Archer sourit en se penchant sur sa tasse. « Pas tout à fait. Encore que ça ne me surprendrait pas. La propriété a une histoire bizarre. Le terrain a été acheté en 1963 et la maison terminée l’année suivante. De 1964 à 1981, elle a été occupée par un certain Ben Collier… un type qui vivait seul, venait en ville de temps en temps, ne semblait pas avoir de ressources, mais payait ses factures en temps et en heure. Aimable quand vous lui parliez, sans être vraiment amical. Un solitaire.
— Il a revendu la maison ?
— Eh non. C’est là que ça devient intéressant. Il a disparu vers 1980 et la propriété a été saisie pour non-paiement des impôts. Personne n’a pu retrouver ce monsieur. Il n’avait pas de compte en banque, pas de numéro de sécurité sociale qu’on ait pu dénicher, pas d’acte de naissance… sa voiture n’était même pas immatriculée. S’il est mort, il n’a pas laissé de cadavre. » Archer but une gorgée. « Le café est vraiment bon ici, je trouve. Vous savez qu’ils moulent les fèves dans l’arrière-boutique ? C’est leur propre mélange. Colombie, Costa Rica…
— Cette histoire vous plaît.
— Ça oui, bon Dieu ! Pas vous ? »
Tom s’aperçut que si, en fait. Elle avait piqué son intérêt. Il regarda Archer en face de lui… fronça les sourcils et le dévisagea plus attentivement. « Oh merde, je vous reconnais ! Vous êtes le gamin qui jetait des cailloux sur les voitures de la route côtière !
— Vous étiez une classe derrière moi. Le petit frère de Tony Winter.
— Vous avez fendu le pare-brise de la Buick d’un type. Il y a eu des éditoriaux dans le journal. La délinquance juvénile en marche. »
Archer sourit. « C’était une expérience de balistique.
— Et maintenant, vous vendez des maisons hantées à des citadins sophistiqués et sans méfiance.
— “Hantées” me paraît un peu mélodramatique, personnellement. Mais j’ai entendu une autre histoire bizarre sur cette maison. C’est George Bukowski qui me l’a racontée… Un flic de la route qui possède un double mobil-home près de la marina. Il m’a dit que l’année dernière, un soir qu’il patrouillait sur Post Road, il a vu une lumière dans la maison. Comme il la savait inoccupée, vu qu’il avait participé aux recherches pour retrouver Ben Collier, il s’est arrêté pour jeter un coup d’œil. En fait, deux ados avaient brisé une des fenêtres du sous-sol. Ils s’étaient installés dans la cuisine avec une lampe-tempête, un pack de Kokanee et un ghetto-blaster… histoire de se payer une bonne petite bringue. George a embarqué les gamins, a confisqué trois ou quatre grammes de dope au plus âgé, Barry Lindell, et les a renvoyés chez leurs parents. Le lendemain, George est retourné à la maison évaluer les dégâts… sauf que, surprise, il n’y en avait aucun. Comme si les deux copains n’étaient jamais venus. Pas d’allumettes par terre, pas de canettes vides, tout nickel.
— La fenêtre qu’ils avaient défoncée ?
— Ne l’était plus.
— N’importe quoi. »