Une machine étrange et quasi incompréhensible, admettait Billy par-devers soi, mais aussi impuissante… inaccessible.
Elle le rendait nerveux quand même.
Il passa chaque jour au deuxième sous-sol. Il appelait cela « vérifier les issues ». La ville de New York et le milieu du vingtième siècle étaient devenus dans son esprit un coin tranquille, un abri accueillant. Les autochtones pouvaient se montrer pénibles, mais ils ne présentaient pas vraiment de danger ; les véritables dangers résidaient ailleurs, dans le tunnel derrière le tas de gravats. Billy augmenta la taille de ce tas et installa au pied des escaliers une porte qu’il équipa d’un cadenas coûteux. Si, par une magie quelconque, le tunnel s’autoréparait, un intrus aurait à déranger ces barricades. Si Billy trouvait le cadenas brisé ou la porte défoncée, cela signifierait que son sanctuaire avait été envahi… que le vingtième siècle ne lui appartenait plus.
Ces travaux le rassurèrent. Sa proximité avec le portail le rendait toutefois nerveux. Il avait parfois du mal à dormir, perturbé par la pensée qu’une fracture temporelle se trouvait enterrée dans le soubassement à quelques mètres sous le sol. Durant l’été 1953, Billy décida que l’immeuble n’avait plus besoin de sa présence la nuit, qu’il pouvait sans aucun mal déménager à quelques rues de là.
Il loua un appartement trois rues plus loin, de l’autre côté de Tompkins Square. Un appartement guère différent du premier. Avec un vieux parquet qui partait en morceaux et que Billy recouvrit d’une moquette bon marché. Des stores à enrouleur jaunes et de la poussière dissimulaient les fenêtres. Des cafards qui vivaient dans les interstices des murs sortaient la nuit. Il y avait aussi un profond placard, dans lequel Billy rangea la boîte contenant l’armure.
Sa vie devint une suite de routines simples. Une fois et de temps à autre plusieurs fois par semaine, Billy allait à pied au premier immeuble – ou bien, s’il était d’esprit agité, effectuait un long aller-retour dans la nuit entre son logement et les quartiers résidentiels – pour toucher ses loyers et vérifier les issues.
Ses quelques locataires le payaient souvent en retard et parfois pas du tout. Cela n’avait aucune importance. Ce qui comptait, c’était que le cadenas au sous-sol reste toujours intact… un fait de plus en plus rassurant au fil des ans.
Le temps, pensait souvent Billy en savourant le mot en esprit. Le temps : les petits cercles des jours et la grande roue des saisons. Celles-ci passèrent. Plongé dans les nouvelles télévisées – qu’il regardait sur son petit appareil Westinghouse tout comme Nathan les avait regardées sur l’écran beaucoup plus grand du centre communautaire –, il apprit toute une série de noms de personnes (Eisenhower, Oppenheimer, Nixon) et d’endroits (Suez, Formose, Little Rock). Il numérota les années même si les nombres continuaient à lui sembler invraisemblables : 1954, 1955, 1956 années après une crucifixion qui paraissait à Billy tout aussi ridiculement irréelle que la chute de Rome, le traité de Gand de 1814 ou les auditions sénatoriales sur les accusations échangées par l’armée et le sénateur McCarthy.
Son armure continuait à l’appeler de sa cachette, d’une petite voix parfois stridente et insupportable. Le besoin semblait suivre les saisons, ironie que Billy n’arrivait pas à apprécier : si le temps était une roue, alors, d’une certaine manière, lui-même avait été brisé dessus. Deux mises à mort par an, en hiver et en été, par des nuits noires ou de lune, aussi irrésistibles que la marée. Et à chaque mise à mort succédait un remords poignant, puis un engourdissement, des semaines de morne léthargie… avant que le Besoin réapparaisse.
1958, 1959, 1960.
Nixon à Moscou, des sit-in antiségrégation à Greensboro, Kennedy élu d’un cheveu à la Maison-Blanche.
Billy vieillissait. L’armure aussi… il essaya toutefois de ne pas y penser.
Il essaya de ne pas penser à beaucoup de choses, surtout ce soir-là, pendant qu’il vérifiait les issues, en ce début d’été de 1962 après Jésus-Christ, par une chaude soirée qui lui rappelait l’Ohio.
Billy poussa la porte grinçante du vieil immeuble proche de Tompkins Square où avait vécu le voyageur temporel et où n’habitait plus qu’une poignée de vieux débris.
Il s’était pris d’une affection perverse pour ces gens, des détritus humains trop fragiles ou trop obstinés pour abandonner un immeuble qu’il avait laissé tomber en ruine autour d’eux. Deux d’entre eux vivaient là depuis bien avant l’arrivée de Billy – un vieillard arthritique appelé Shank, au troisième étage, et une retraitée diabétique au premier. Cette Mme Korzybski oubliait parfois de prendre ses médicaments et se traînait alors jusque dans la rue en proie à un délire dû au manque d’insuline. C’était arrivé un jour pendant que Billy vérifiait les issues, aussi avait-il aidé la femme à rentrer, ouvrant avec son passe-partout la porte de l’appartement qu’elle s’était débrouillée pour refermer en sortant. Il n’avait pas envie que la police ou une ambulance approche de l’immeuble, aussi fouilla-t-il dans les tiroirs de la cuisine, entre les boîtes de nourriture pour chats, les couverts et les photographies jaunies, jusqu’à ce qu’il trouve sa trousse de diabétique. Il se servit de la seringue pour injecter une dose mesurée de solution insuline dans le bras flasque de Mme Korzybski. Quand elle reprit ses esprits, elle le remercia. « Vous êtes gentil, dit-elle. Plus que vous n’en avez l’air. Comment se fait-il que vous sachiez vous servir d’une seringue ?
— J’ai fait l’armée, répondit Billy.
— En Corée ?
— Voilà, en Corée. »
Il avait vu la Corée à la télévision.
Elle se déclara heureuse, désormais, de payer son loyer à l’heure, et comment se faisait-il que personne n’ait emménagé depuis si longtemps ? « Depuis le temps où ce M. Allen était gérant. Ça devient un peu vide.
— Personne ne veut louer, j’imagine.
— Bizarre, ce n’est pas ce que j’entends dire. Peut-être que si vous repeigniez ?
— Un jour, expliqua Billy d’un ton solennel, tout cela sera sous l’eau. »
Désormais, il ne venait plus que de nuit, quand Mme Korzybski dormait. Son appartement n’était pas éclairé ce soir-là. Les autres non plus, sauf le 403 : Amos Shank, qui vivait de la caisse de retraite de la compagnie H. J. Heinz, à Pittsburgh. M. Shank était venu à New York trouver un éditeur pour son poème épique Ulysse sur l’Elbe. L’industrie de l’édition l’avait déçu, mais il continuait à aimer parler de son œuvre : trois épais volumes de papier vélin reliés par des rubans de caoutchouc et pas encore tout à fait terminés. M. Shank laissait allumé au cas où l’inspiration lui viendrait au plus profond de la nuit… mais sans doute M. Shank avait-il lui aussi sombré dans le sommeil, à cette heure-là. Tout le monde était seul et endormi, dans l’immeuble de Billy.
Sauf Billy lui-même.
Il pénétra dans le hall en sifflotant une vague mélodie entre ses dents. La peinture murale avait depuis longtemps pris une teinte grise. Le miroir près des escaliers était voilé et ébréché. Certains des carreaux sur le sol s’étaient recourbés aux coins, comme des feuilles mortes.
Billy se rendit directement au sous-sol.
L’escalier sentait le chaud et le renfermé. Les vieilles marches en bois s’étaient parcheminées dans l’air humide. Billy passa en silence dans la pénombre devant l’excentrique et inefficace chaudière à mazout, dotée de nombreux bras, puis devant le bruyant chauffe-eau, franchit une porte d’accès non marquée et s’enfonça encore, traversa la cave de stockage avec ses murs calcinés vert citron et ses bidons de peinture rouillés, parvint enfin à la porte qu’il avait verrouillée à l’aide d’un robuste cadenas Yale. Il n’y avait pas beaucoup de lumière… il n’y en avait jamais beaucoup à cet endroit. Billy sortit un briquet Zippo chromé de sa poche revolver.