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— Pas de problème », dit Tom.

Millstein regarda Joyce. « Sois gentil avec elle, Tom.

— Bien sûr. Promis.

— Elle ne sait pas pourquoi on l’aime ou on la déteste. Mais bien entendu, c’est pour la même raison. Parce qu’elle est ce… cette poche de foi. Elle croit à la vertu ! Elle vient dans cette grande ville chanter des chansons sur le courage. Bon Dieu ! Elle a un courage de sainte. C’est son élément. Même ses vices sont minutieux. Elle n’est pas simplement bonne au lit, elle est bonne… au lit !

— Ferme-la, espèce de salaud ! s’écria Joyce. Tout le monde t’entend. »

Millstein se tourna vers elle pour lui prendre le visage entre les mains, un geste d’ivrogne, mais plein de douceur. « Ce n’est pas une insulte, chérie. Nous t’aimons parce que tu es meilleure que nous. On est quand même jaloux de ta bonté, qu’on t’arrachera si on en a la possibilité.

— Rentre chez toi, Lawrence. »

Il fit demi-tour. « Bonne nuit !

— Bonne nuit », répondit Tom, même si la nuit ne lui plaisait pas tant que cela. Elle était chaude. Sombre. Il suait.

Tom rentra à pied, Joyce appuyée sur son épaule. Elle était toujours un peu ivre, lui un peu moins. La conversation l’avait attristée. Elle s’arrêta sous un lampadaire pour regarder Tom d’un air malheureux.

« Tu n’es plus immortel ! lança-t-elle.

— Désolé de te décevoir.

— Non, non ! À ton arrivée, Tom, tu étais immortel. J’en aurais mis ma main à couper. Je le voyais à ta manière de marcher. De regarder les choses. Comme si tout ça était une espèce de bel endroit merveilleux où il ne pourrait rien t’arriver de mal. J’ai pensé que tu devais être immortel… je ne voyais pas d’autre explication.

— Désolé de ne pas être immortel. »

Elle introduisit tant bien que mal sa clef dans la porte d’entrée de l’immeuble.

Il faisait très chaud dans l’appartement. Tom se mit en t-shirt et en slip, Joyce ôta son chemisier. La voir dans la pénombre provoqua chez lui un bref instant de plaisir. Il vivait dans cet appartement depuis plus d’un mois et la familiarité ne semblait qu’accroître ses sentiments à l’égard de la jeune femme. Quand il l’avait rencontrée, elle était emblématique : Joyce qui vivait dans le Village en 1962. Elle était désormais Joyce Casella de Minneapolis, dont le père possédait un magasin de chaussures et dont la mère appelait deux fois par mois pour la supplier de trouver un mari ou au moins un meilleur boulot, dont la sœur avait donné deux enfants à un catholique pratiquant tout à fait convenable du nom de Tosello. Joyce qui n’aimait pas ses grosses lunettes de vue et la tache de vin sur son épaule gauche. Qui cachait quelque part en elle une voix magnifique, comme un oiseau sauvage et fragile qu’on n’autorisait à s’envoler qu’en de rares occasions bien particulières. Cette Joyce ordinaire, quotidienne, valait mieux que l’emblématique, et c’était celle-là qu’il en était venu à aimer.

Mais elle ne faisait pas attention à lui : elle fouillait dans une pile de papiers près de la bibliothèque, pile qui contenait surtout des factures téléphoniques. Tom lui demanda ce qu’elle cherchait.

« La lettre de Susan. Celle dont je parlais à Lawrence. Elle a dit que je pouvais l’appeler. “Appelle quand tu veux”, elle a écrit. Elle veut que je la rejoigne. Il y a tant à faire ! Bon Dieu, Tom, quelle heure est-il ? Minuit ? Hé, Tom, il est minuit en Géorgie ? »

Il ressentit une vague inquiétude. « Comment ça… tu veux l’appeler ce soir ?

— T’as tout compris.

— Pour quoi faire ?

— Prendre des dispositions.

— Lesquelles ? »

Elle se redressa. « Je ne racontais pas que des conneries. Je pensais ce que je disais. À quoi je sers ici ? Je pourrais être là-bas avec Susan à me rendre vraiment utile. »

Il fut stupéfait. Il ne s’attendait pas à cela.

« Tu es saoule, dit-il.

— Ouais, un peu. Pas assez pour penser à l’avenir. »

Peut-être Tom était-il un peu ivre aussi. L’avenir ! C’était amusant et inquiétant à la fois. « Tu veux l’avenir ? Je peux t’en parler. »

Elle fronça les sourcils et reposa les papiers. « Comment ça ?

— Il est dangereux, Joyce. Les gens se font tuer, bon sang. » Il pensa aux mouvements pour les droits civiques aux alentours de 1962. Il se souvenait de gros titres en vrac par le filtre des livres et des documentaires télévisés. Des bombes dans des églises, des foules qui attaquaient des bus, des membres du KKK avec des matraques et des fusils à canon scié. Il se représenta Joyce au milieu de tout cela. La pensée lui fut intolérable. « Tu ne peux pas. »

Elle lui tendit la lettre, oblitérée à Augusta.

« Ils ont besoin de moi.

— Tu veux rire. Ce n’est pas une diplômée blanche et pleine de ferveur supplémentaire qui va changer la donne, bon Dieu. Ils ont la télé. Ils ont des shérifs sudistes idiots qui tabassent des femmes sur les trois grands réseaux de télévision. Ils ont des amis dans l’administration Kennedy. Après l’assassinat… » Il avait bu davantage qu’il ne s’en était rendu compte. Il dévoilait des secrets. Mais cela n’avait aucune importance. « Après l’assassinat, ils feront signer une loi sur les droits civiques à Lyndon Johnson pendant que la situation se détériorera au Vietnam. Tu veux l’avenir ? Le Vietnam, Woodstock, Nixon, le Watergate, Jimmy Carter, l’ayatollah Khomeyni, tout cet étalage merdique de clichés, avec ou sans l’aide de Joyce Casella. Je t’en prie, conclut-il, je t’en prie, ne va pas te faire tuer avant qu’on se connaisse mieux.

— Parfois, je me demande si je te connais même un tout petit peu. Qu’est-ce que c’est que toutes ces foutaises sur l’avenir ?

— C’est de là que je viens. »

Elle le regarda d’un air féroce. « Dis-moi la vérité ou casse-toi de mon appartement. »

Il lui décrit maladroitement et dans ses grandes lignes la succession d’événements qui l’avaient conduit là.

Si Joyce l’écouta avec patience et concentration, elle ne commença à le croire que quand il sortit son permis de conduire de l’État de Washington, sa carte Visa, une carte American Express périmée, une de retrait d’argent aux distributeurs automatiques ainsi que deux billets de dix dollars qui portaient une date située vingt ans dans le futur.

Joyce examina le tout d’un air grave. Elle finit par dire : « Ta montre. »

Il ne la portait plus depuis sa première visite et la gardait dans la poche gauche de son jean. Elle avait dû la voir. « Ce n’est qu’une montre digitale bon marché. Mais tu as raison. On ne peut pas en acheter ici. »

Il recula pour la laisser regarder les objets. Un peu dessaoulé d’avoir tout raconté à Joyce, il se demanda s’il ne venait pas de commettre une terrible erreur. Ce devait être effrayant. Dieu du ciel, cela l’avait effrayé, lui.

Mais elle manipula les cartes et l’argent, puis soupira et posa sur Tom un regard dépourvu de peur.

« Je vais préparer du café, annonça-t-elle. Je crois qu’on ne va pas dormir de la nuit.

— J’imagine que non. »

Elle tint sa tasse des deux mains comme si celle-ci l’arrimait à la terre.

« Raconte-moi encore une fois, demanda-t-elle. Raconte comment tu es venu ici. »

Il se frotta les yeux. « Encore ?

— Oui. Lentement. »

Il respira à fond et recommença.