Il termina à deux heures passées. Le silence régnait dehors dans la rue et dans l’appartement, la lumière électrique semblait à la fois bizarre et stérile. Hébété, Tom avait sommeil et la gueule de bois.
Joyce, par contre, était bien éveillée.
« Ça n’a aucun sens, dit-elle. Pourquoi un tunnel entre ici et… comment ça s’appelle ? Bellfountain ?
— Belltower, rectifia Tom. Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui l’ai construit, Joyce. Je l’ai juste découvert.
— N’importe qui aurait pu le découvrir ?
— J’imagine.
— Et personne d’autre ne s’en est servi ?
— Quelqu’un a bien dû le faire. Au moins une fois. S’en est servi et l’a abandonné, je suppose. Mais je n’en suis pas sûr. »
Elle secoua la tête avec force. « Je n’y crois pas. »
Il eut un accès de découragement. Il lui avait montré jusqu’à la dernière preuve en sa possession, lui avait tout expliqué aussi calmement que possible…
« Non, je veux dire… je sais que c’est vrai. Les cartes, l’argent, la montre… Quelqu’un pourrait peut-être falsifier tout ça, encore que j’en doute. C’est vrai, Tom, mais je n’y crois pas. Tu comprends ce que je veux dire ? J’ai du mal, en te regardant, à me dire que tu es un type de 1989.
— Qu’est-ce que je peux faire de plus ?
— Montre-moi, dit Joyce. Montre-moi le tunnel. »
Ce n’était pas de cette manière qu’il avait voulu que cela se passe.
Ils allèrent à pied – ce n’était pas loin – à l’immeuble près de Tompkins Square.
« C’est là ? » s’étonna Joyce. Sous-entendu : un miracle… ici ? Tom hocha la tête.
La rue était vide et silencieuse. Tom sortit sa montre de sa poche : trois heures quinze. Il titubait de fatigue et regrettait déjà cette décision.
Plus tard, Tom jugerait que cette visite au tunnel marquait une limite : celle à partir de laquelle les événements avaient commencé à échapper à son contrôle. Peut-être le pressentait-il déjà… un écho de son propre avenir s’insinuant par les zones de temps fracturé.
Il n’avait pas envie d’emmener Joyce à l’intérieur, soudain persuadé qu’il n’aurait pas dû la faire venir là. S’il n’avait pas été ivre… puis trop fatigué pour résister…
Elle le tira par la main. « Montre-moi. »
Tom ne trouva aucun prétexte crédible pour rebrousser chemin. Il jeta un dernier coup d’œil à l’immeuble massif, avec ses nombreux couloirs et pièces qu’il n’avait jamais explorés et sa seule fenêtre allumée dans l’obscurité.
Il conduisit Joyce à l’intérieur. Aucun bruit dans l’entrée vide, à part le bourdonnement d’un néon défectueux. Il actionna la poignée de la porte qui menait au sous-sol.
Elle refusa de tourner.
« Un problème ? » s’enquit Joyce.
Il hocha la tête, les sourcils froncés. « Elle n’était pas verrouillée, avant. Je ne suis même pas persuadé qu’il y avait une serrure. » Il se pencha sur le mécanisme. « Ça a l’air neuf.
— Quelqu’un a installé une nouvelle serrure ?
— J’en ai l’impression.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Va savoir. Quelqu’un s’est peut-être aperçu que je suis passé par là. Ou bien le concierge a trouvé des gamins dans le sous-sol et décidé qu’il était temps de changer la serrure.
— Il y a un concierge ici ? »
Il haussa les épaules.
« Cet immeuble doit tout de même avoir un propriétaire, reprit-elle. Son nom figure forcément quelque part sur un registre, non ? Tu pourrais te renseigner à l’hôtel de ville.
— J’imagine. » Cela ne lui était pas venu à l’idée. « Ça pourrait être dangereux. On n’est pas dans un roman policier pour ados genre Alice Roy. Je ne pense pas qu’on devrait attirer l’attention sur nous.
— Si on n’ouvre pas cette porte, fit remarquer Joyce, tu ne pourras jamais rentrer chez toi.
— Et si on l’ouvre, peut-être qu’ils poseront une meilleure serrure la prochaine fois. Ou qu’ils mettront une sentinelle. » Cette pensée le glaça et il ne put s’empêcher de regarder, dans le dos de Joyce, la rue derrière la porte au verre fendillé. Mais il n’y avait toujours personne.
« Peut-être qu’on peut l’ouvrir sans que ça se voie trop, avança Joyce.
— On ne devrait même pas essayer. On devrait foutre le camp d’ici, oui.
— Hé, pas question ! Je refuse de faire marche arrière maintenant. » Elle lui serra plus fort la main. « Si c’est vrai… je veux voir. »
Tom examina la serrure de plus près. Elle ne valait pas grand-chose. Il sortit sa Visa qu’il glissa entre la porte et le chambranle. Apparemment, cela ne fonctionnait qu’à la télévision : la carte se cogna au pêne sans arriver à le déplacer. « Passe-moi tes clefs », dit-il.
Joyce lui tendit son trousseau.
Il essaya plusieurs clefs jusqu’à en trouver une qui entrait dans la serrure. En la tordant pour accrocher une partie des gorges, il parvint à faire coulisser d’une fraction de millimètre le pêne vers l’intérieur, interstice dans lequel il introduisit de force sa carte de crédit jusqu’à ce que la porte s’entrouvre de deux ou trois centimètres.
Une bourrasque d’air froid et humide se déversa par l’entrebâillement.
Il sentit Joyce changer au fur et à mesure de leur descente. Elle s’était montrée jusqu’ici effrontée et téméraire, le mettant au défi de continuer… elle gardait désormais le silence, cramponnée des deux mains à son bras.
Dans le premier sous-sol, il tira sur le cordon relié à l’ampoule de quarante watts nue accrochée au-dessus de leurs têtes… un cercle de lumière pâle et morne apparut sur le sol. « On aurait dû emporter une torche.
— On aurait sans doute dû prendre un fusil à éléphants. Ça fait peur, ici. » Elle le regarda en fronçant les sourcils. « C’est réel, pas vrai ?
— De plus en plus. »
Le cadenas, sur la porte en bois menant au deuxième sous-sol, avait été lui aussi remplacé. Joyce gratta allumette sur allumette pendant que Tom examinait le mécanisme. La personne qui s’était chargée de l’installer avait agi à la hâte : si le cadenas était neuf et robuste, on ne pouvait en dire autant du moraillon, fixé par trois vis à bois au chambranle. Avec la tranche d’une pièce de monnaie, Tom extirpa ces trois vis, qu’il mit dans sa poche.
Descente dans le noir.
Ils escaladèrent le tas de gravats. Joyce continua à gratter des allumettes jusqu’à ce que Tom lui dise d’arrêter : cela donnait trop peu de lumière utile et la présence de débris inflammables sous leurs pieds l’inquiétait. Elle laissa la dernière allumette s’éteindre, mais tressaillit lorsque les ténèbres se refermèrent sur eux. « Tu es sûr ?…» demanda-t-elle.
Mais ils se trouvaient désormais dans le tunnel lui-même. Une lumière sans source précise éclaira devant eux la courbe légère et précise que décrivaient les parois.
Joyce avança de quelques pas. Tom resta en retrait.
« Tout est vraiment vrai, dit-elle. Mon Dieu, Tom ! On pourrait marcher dans le futur, pas vrai ? Aller juste se balader quelques décennies plus loin sur la route. » Elle se tourna vers lui. « Tu m’emmèneras, un jour ? » Elle avait les joues cramoisies. Elle semblait fragile et fiévreuse, devant ces murs blancs et ternes.
« Je ne suis pas sûr de pouvoir te le promettre. On joue avec quelque chose de dangereux dont on ignore le fonctionnement. Je ne peux pas garantir qu’on soit en sécurité rien qu’en restant là. On est peut-être exposés à des radiations. Peut-être que l’atmosphère est toxique.