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Archer leva les mains. « Bien entendu. Mais George le jure. Il dit que la fenêtre n’avait même pas été remastiquée, il s’en serait aperçu. Elle n’avait pas été réparée, elle était juste pas cassée. »

La serveuse apporta le sandwich. Tom mordit dedans d’un air songeur. « Voilà un fantôme vraiment maniaque du rangement.

— Le fantôme à tout faire.

— Je ne peux pas dire que ça m’effraie.

— Je ne crois pas que vous ayez la moindre raison d’avoir peur. Toujours est-il que…

— J’ouvrirai l’œil.

— Et tenez-moi au courant, dit Archer. Enfin, si ça ne vous ennuie pas. » Il poussa sa carte de visite sur la table. « J’ai mis mon numéro perso au dos.

— Vous êtes curieux à ce point ? »

Archer jeta un coup d’œil à la table voisine pour s’assurer que personne n’écoutait. « Je me fais vraiment chier à ce point, oui.

— La nostalgie des vieux jours ? D’un après-midi ensoleillé, avec un caillou dans la main et l’odeur d’une décapotable sauvage ? »

Archer sourit. Son sourire disait : ouais, bordel, je suis ce gosse, et ça ne me gêne pas vraiment de l’admettre.

Ce type aime la vie, se dit Tom.

Il trouva encourageant de croire que c’était encore possible.

Avant de partir rejoindre sa maison, Tom alla effectuer quelques courses au centre commercial du port. Il acheta à l’A & P l’équivalent d’une semaine d’aliments de base ainsi qu’une sélection de ce que Barbara appelait de la nourriture de célibataire : des plats de résistance surgelés, des chips, des canettes de Coca sous emballage plastique. Il prit au Radio Shack un téléphone prêt à brancher et paya trois cents dollars chez Sears pour repartir avec un téléviseur couleur portable.

Ainsi muni d’un début d’équipement de survie, il se rendit en voiture à la maison sur Post Road.

Lorsqu’il y arriva, le soleil se couchait. La maison avait-elle l’air hantée ? Pas d’après Tom. Elle avait l’air banlieusarde. Son revêtement de cèdre était un peu passé, sa structure en caisse à savon un peu perdue dans ces pinèdes, mais elle ne semblait pas dangereuse. Hantée, si du moins elle l’était, uniquement par M. Propre. Ou peut-être Canard WC.

La clef tourna sans problèmes dans la serrure.

En franchissant le seuil, Tom eut la brève mais troublante impression d’arriver malgré tout dans la maison d’un autre…

D’entrer sans autorisation, comme les délinquants juvéniles de l’agent Bukowski. Eh bien, cette impression pouvait aller se faire voir. Il actionna tous les interrupteurs qu’il trouva, emplit la pièce d’une lumière éblouissante. Il rebrancha le réfrigérateur, qui se mit aussitôt à bourdonner et dans lequel il rangea les boissons gazeuses. Il installa le téléviseur dont il orienta les antennes en oreilles de lapin afin de capter une chaîne de Tacoma, un peu floue mais regardable. Il monta le son.

Du bruit et de la lumière.

Il préchauffa l’antique cuisinière en émail blanc, prit le temps d’observer les éléments pour s’assurer que tout fonctionnait. (C’était le cas.) Les boutons en bakélite noire luisaient comme l’ébène : ses empreintes digitales semblaient une insulte à leur surface polie. Il glissa un plateau télé dans le four, referma la porte. Bienvenue chez toi.

Une nouvelle vie, songea-t-il.

C’était la raison de son retour à Belltower, du moins à en croire ce qu’il avait raconté à ses amis. En explorant du regard cet endroit propre et bien éclairé, il devenait possible – presque possible – d’y croire.

Il emporta son dîner dans le salon et picora le poulet frit tiède avec une fourchette en plastique devant une table ronde animée par MacNeil (ou par Lehrer, il lui arrivait encore de les confondre) et consacrée à la crise chinoise de l’année. Une fois son repas terminé, il jeta le plateau en aluminium dans un sac plastique – il n’était pas encore tout à fait prêt à offenser l’Esprit de l’Hygiène – et s’ouvrit un Coca. Il regarda deux documentaires animaliers et un long-métrage historique sur le mormonisme. Puis, soudain, il fut tard, et quand il éteignit le téléviseur, il entendit le vent brasser les branches des pins, ce qui lui rappela la distance qui le séparait de la ville et la proportion de solitude qu’il venait peut-être de s’acheter avec cette maison.

Il augmenta le chauffage. Le temps était encore frais, l’été encore un peu loin. Il sortit regarder les silhouettes des grands pins se détacher sur le ciel, qui brillait d’étoiles. Il faut faire un bon bout de chemin, songea Tom, pour voir un ciel comme celui-là.

De retour à l’intérieur, il verrouilla la porte et mit la chaîne.

Le lit de la grande chambre lui appartenait, désormais… sauf que, n’ayant jamais dormi dedans, il en sentait peser l’étrangeté. Le lit était du même style moderne danois que le reste du mobilier : sobre, presque générique, comme si on avait fait la moyenne d’une centaine de modèles du même genre, sans rien de distinctif, mais solide. Il testa le matelas, le trouva ferme. Les draps sentaient un peu le linge tout juste lavé et pas du tout la poussière.

Il songea : Je suis un intrus, ici

Mais il se reprocha cette pensée. Il n’était certainement pas un intrus, pas après les divinations légales et les bénédictions fiscales de l’agence immobilière. Il faisait désormais partie de cette catégorie si sanctifiée des Propriétaires. Les inquiétudes, à ce stade, n’avaient pas le moindre fondement.

Il éteignit la lampe de chevet, ferma les yeux dans l’obscurité étrangère.

Il entendit, ou crut entendre, un ronronnement lointain… à peine audible dans le murmure de sa propre respiration. Le bruit d’une machine enterrée au loin. Le travail de nuit d’une usine souterraine. Ou, plus probablement, le bruit de son imagination. Quand il voulut se concentrer dessus, ce bruit se noya dans les acouphènes et craquements de petits os qu’on entend la nuit. Comme toutes les maisons, se dit Tom, celle-ci doit bouger, soupirer au rythme de sa chaleur et de la tension de ses poutres.

Entouré de l’obscurité et du bourdonnement de ses propres pensées, il finit par s’endormir.

Le rêve commença après minuit, mais bien avant l’aube : il était trois heures du matin quand Tom s’éveilla et consulta sa montre.

Le rêve débuta de manière classique : Tom se disputait avec Barbara ou essuyait ses reproches. Elle l’avait accusé de complicité dans un vaste désastre global : le réchauffement de la planète, la pollution des océans ou une guerre nucléaire. Il protestait de son innocence (ou en tout cas de son ignorance), mais avec son petit visage au nez retroussé et ses lèvres pincées de mécontentement, Barbara irradiait une telle incrédulité qu’il sentait augmenter l’odeur de sa propre culpabilité.

Il ne s’agissait toutefois que d’une variation supplémentaire de ce qui était devenu son rêve de Barbara ordinaire. Une autre nuit, il aurait pu se terminer là. Tom se serait réveillé baigné des effluves de ses propres doutes, serait allé se rincer le visage à l’eau froide avant de regagner son lit tel un fantassin qui, traumatisé par la bataille, se traînerait jusqu’aux tranchées.

Mais ce soir-là, le rêve se fondit dans un nouveau scénario. Tom se retrouva soudain seul, seul dans une maison comme celle-ci, mais plus grande et plus vide, allongé sur le dos dans une pièce avec une unique fenêtre en hauteur. La lueur diffuse de la lune n’éclairait que son lit, laissant le périmètre de la pièce dans une obscurité insondable.

Dissimulées dans ces ténèbres, des choses bougeaient.